Quel français enseigner ?
Inutile de rappeler que le français, implanté de longue date au Liban, a connu un épanouissement important dans tous les domaines (communication, enseignement, affaires …). Il est aussi inutile, dans la conjoncture actuelle du monde (ouverture, dialogue, échange, mondialisation…) de renouveler l’entière adhésion à l’enseignement des langues étrangères, et surtout le français auquel nous sommes attachés historiquement, culturellement, économiquement et, même, politiquement.
Partant de ces postulats, armés de notre enthousiasme ,voire de notre amour du français, mais en même temps soucieux de sa régression dans tous les domaines (multimédias, chaînes de télévision, radio, cinéma, presse écrite, publicité, internet, environnement francophone… et enseignement) nous nous trouvons dans l’obligation de lancer un S.O.S à tous les responsables (français et libanais) dans le but de redresser la barre.
Notre point de départ sera toujours la réalité avec ses beautés et ses laideurs, ses qualités et ses défauts, ses avantages et ses inconvénients car rien ne sert d’ignorer cet état de fait. Ignorer le mal ne l’élimine pas.
Dans cette perspective, nous tenons à attirer l’attention sur certains points, puis à réfléchir à haute voix pour établir le diagnostic et les propositions de remédiation. Nous limiterons notre réflexion à l’enseignement du français et en français dans un nombre non négligeable d’établissements privés et dans l’ensemble du secteur public.
La situation actuelle de l’enseignement du français et en français.
Nous remarquons qu’à tous les niveaux, la francophonie au Liban perd du terrain. Ainsi, de nombreuses écoles francophones sont supplantées par un raz-de-marée anglophone qui est l’une des principales raisons de la fermeture progressive de sections puis de classes puis d’écoles francophones. De même, lorsqu’une école lutte pour garder, ne serait-ce qu’une section francophone à côté de l’ouverture de plusieurs sections anglophones, le nombre d’élèves de cette section est en diminution d’une manière incontestable. C’est dramatique mais c’est vrai.
Il est regrettable que la francophonie perde du terrain face à cette “invasion anglophone”, invasion due, en grande partie, à des raisons politico-économiques dans le contexte actuel du monde.
Mais, ayons le courage d’avouer que l’enseignement du français, en lui-même, passe par une crise croissante. La preuve :
- au niveau de l’épreuve de la langue étrangère dans les examens officiels, les résultats favorisent les élèves de la filière anglophone.
- L’Université Saint-Joseph a été confrontée au problème du niveau de français de ses étudiants, elle s’est vue dans l’obligation d’imposer un test d’aptitude à tous les candidats désirant s’inscrire à l’une de ses facultés (ou instituts).
Les responsables pédagogiques (et politiques) ont cru à la nécessité de moderniser les programmes. Nous ne pouvons que saluer leur courage et leur persévérance. Ils ont essayé de restructurer le système éducatif libanais. Et comme dans toute action ou nouveauté, la réussite n’est jamais parfaite. Si nous essayons de cerner les défauts, et Dieu sait s’il y en a, ceci ne prétend, en aucun cas, dévaloriser tout le travail sérieux qui a été fait. Notre but est d’aller toujours vers l’avant. Comprenons que c’est une critique positive que nous exposons dans le but de reconstruire solidement une stratégie de l’enseignement du français, puisque les responsables tiennent à faire une révision totale des nouveaux programmes. Nous leur souhaitons bonne chance, bon courage et surtout beaucoup de patience.
Les nouveaux programmes de français, appliqués en 1998, ont le mérite de débarrasser l’enseignement de l’histoire littéraire, de la mémorisation automatique ..., de favoriser, entre autres, “une compétence linguistique à l’oral et à l’écrit, dans toutes les situations de communication vécues à l’école ou en dehors de l’école”, de prévoir “l’apprentissage simultané de deux langues, … cet enseignement devra assurer à l’apprenant la maîtrise du français à l’oral comme à l’écrit, en compréhension et en production…” de développer “des capacités d’expression et d’analyse conjointement avec la deuxième langue étrangère…” et de “contribuer à former chez l’apprenant une culture solidement enracinée dans les réalités nationales et ouverte aux cultures du monde (1)
Ces extraits nous permettent de réfléchir au statut du français dans le système éducatif libanais:
1- à plusieurs reprises, dans les I.O(2)., le français et l’anglais sont nommés respectivement première langue et deuxième langue étrangères;
2- le premier objectif signalé dans l’introduction est l’acquisition de l’oral et de l’écrit pour affronter toutes les situations de communication vécues à l’école et en dehors de l’école;
3- dans la partie “Objectifs généraux” on insiste sur la compréhension et la production à l’oral et à l’écrit;
4- on insiste aussi sur l’acquisition et la formation d’une culture …
Ces extraits, à titre d’exemples, loin d’être exhaustifs, permettent de faire les observations suivantes:
1- Une incohérence entre la théorie et la pratique :
1.1. Dans la pratique, le français n’est ni considéré, ni enseigné comme une langue étrangère. Il est considéré comme une langue seconde(3) avec une tendance inavouée chez certains à vouloir supplanter la langue maternelle. Or le français au Liban ne peut être une langue seconde (comme c’est le cas dans certains pays où vivent une pluralité de tribus parlant plusieurs dialectes, et qui ont besoin d’une langue commune, en dehors de ces dialectes, pour pouvoir communiquer entre eux), ni, a fortiori, une langue maternelle (cf. la constitution libanaise). Le français reste, et nous voulons qu’il le reste, une langue étrangère privilégiée, une langue de communication acquise au niveau de l’oral et de l’écrit et une langue optionnelle pour l’apprentissage des disciplines scientifiques.
1.2. Si nous considérons l’enseignement du français à l’échelle nationale, nous pouvons remarquer l’absence, à des degrés différents, de l’environnement francophone. Dans la majorité écrasante des foyers libanais, c’est l’arabe qui prédomine. Les foyers purement francophones ont été toujours minoritaires. Dire qu’il y a situation de communication en français en dehors de l’école est une affirmation exagérée. Inutile de rappeler que, généralement, le français parlé est truffé de libanismes.
Un curriculum imposé par les instances officielles doit être applicable sur l’ensemble du territoire national et non dans certaines écoles seulement.
1.3. Les nouveaux programmes de français supposent un certain bagage linguistique et culturel. Or, en réalité et à quelques exceptions près, nos apprenants sont dépourvus et du bagage linguistique et du bagage culturel requis. L’enseignement est bâti sur du sable mouvant n’ayant aucune base solide, ce qui aboutit à des résultats déprimants à la fois pour les apprenants etpour les enseignants.
Ainsi, nous observons un grand écart entre les I.O. et leur application, entre la théorie et la réalité, entre la stratégie et les résultats. Nous constatons, d’autre part et dans la conjoncture actuelle, l’échec de l’enseignement du français au Liban puisqu’un très grand nombre d’apprenants, au bout de douze ou quinze ans de scolarisation, se trouve incapable de former une phrase correcte, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Cette régression est signalée, directement ou indirectement, par différents enseignants de français qui ne cessent de répéter: “tous nos efforts sont perdus”.
2- Le nouveau programme est actuellement très ambitieux avec un français défaillant et parfois incompréhensible, l’apprenant est censé :
2.1. découvrir l’implicite d’un texte, les nuances d’une pensée, analyser et/ou discuter une idée, distinguer différents types de texte, apprécier la finesse d’une argumentation, lire une image mobile/fixe, identifier les modes de raisonnement, les tonalités d’un texte, les points de vue …!!
2.2. s’exprimer à l’oral et à l’écrit : exprimer un sentiment, défendre une opinion, discuter et débattre d’un problème, élaborer une dissertation, faire une synthèse … !!
2.3. étudier plusieurs thèmes, chaque année (le choix n’est pas toujours heureux).
2.4. lire une ou deux oeuvres intégrales par an (le choix est désastreux). (Nous nous contentons, ici, de poser le fond même du problème sans entrer dans les détails)
3- Les manuels :
Nous saluons les efforts des auteurs qui ont été obligés de synchroniser deux entrées différentes (thème et type), mais nous tenons à faire lesremarques suivantes:
3.1. Le texte n’est pas adapté au niveau linguistique, intellectuel et culturel de l’apprenant (textes opaques).
3.2. Les objectifs précisés dans l’encadré ne correspondent pas toujours au texte étudié.
3.3. Les questions sont stéréotypées et mal organisées.
3.4. Les manuels sont opaques dans les séries scientifiques (dignes d’être enseignés en deuxième année ou en troisième année de spécialisation).
4-Les conditions de travail :
Elles sont loin d’être satisfaisantes:
4.1. Mauvaises conditions de travail (disposition des classes, nombre d’apprenants, manque de matériel pédagogique …)
4.2. Formation insuffisante des enseignants.
5-L’enseignement en français :
L’enseignement des matières scientifiques et de la philosophie en langue étrangère repose, au Liban, sur trois postulats :
- La langue arabe est inadaptée à l’enseignement de ces matières.
- L’enseignement de ces matières à l’université se fait en langue étrangère.
- L’enseignement des matières scientifiques et de la philosophie en langue étrangère aide l’apprenant à mieux acquérir cette langue.
Or, ces postulats sont complètement erronés. Pour le prouver, nous nous contentons de présenter un exemple et de faire une constatation. Au Japon, les matières scientifiques sont enseignées en japonais dans les cycles pré-universitaires et en anglais à l’université. Cet état de choses n’a pas empêché le Japon d’être un pays développé. Nous ne pensons pas que la langue arabe s’adapte moins que le japonais à l’enseignement des matières scientifiques. D’autre part, le passage du japonais à l’anglais dans l’apprentissage de ces matières se passe sans problème lors de l’entrée à l’université. Ceci revient au fait que les japonais ont considéré l’anglais comme une langue de communication et l’ont enseigné en tant que tel. Quant au troisième postulat, nous nous contentons de signaler que, depuis l’indépendance, les Libanais ont mis en pratique cette théorie et cela n’a pas donné les résultats espérés, la crise de l’enseignement du français en est la preuve (aller voir dans quellelangue hybride sont enseignées ces matières) .
Pour le Liban, nous proposons une solution à deux volets :
Enseigner les matières scientifiques et la philosophie, dans les cycles pré-universitaires, en arabe, l’enseignant introduira au fur et à mesure la terminologie scientifique en français ou en anglais, l’apprenant aura alors une meilleure acquisition de ces matières et une préparation aux études supérieures (acquisition des outils linguistiques adéquats).
Concevoir l’enseignement du français comme langue de communication permettant à l’apprenant l’acquisition réelle des compétences de l’écrit et de l’oral.
D’après tout ce qui précède, peut-on parler du français comme langue de culture dans les cycles pré-universitaires ?
Soyons pragmatiques (comme les anglophones) et révisons la stratégie de l’enseignement du français.
Propositions
Pour remédier à la crise actuelle de l’enseignement du français, il faut chercher les raisons profondes de cette crise. Jusqu’à présent, on s’est contenté de remédier aux conséquences. Pour une fois, attaquons la cause du problème et non ses conséquences.
Nous prenons, pour illustrer nos propos, le problème de l’oral : essayons de voir les vraies causes de la défaillance de cette compétence au lieu de
penser à instaurer, comme le proposent certains collègues, un examen officiel oral sous prétexte qu’à ce moment-là, il y aura une meilleure préparation / acquisition de cette compétence. Nous tenons à rappeler que l’ancien bac libanais imposait une note éliminatoire de 5/20 en français et que cette mesure n’a jamais amélioré le niveau de l’apprenant en français.
Osons aller à l’origine pour découvrir les vraies raisons de la crise de l’enseignement du français. Osons mettre en doute toutes nos théories, nos stratégies et nos convictions.
Dans cette perspective, nous faisons les propositions suivantes:
1- Réaliser une étude sur l’enseignement du français et en français au Liban.
1.1. Constituer un échantillon représentatif de l’ensemble des écoles publiques et privées qui opèrent à l’échelle du pays.
1.2. Observer de près l’enseignement du français et en français dans des classes qui représentent les cycles pré-universitaires.
1.3. Analyser les observations faites pour évaluer l’état de l’enseignement du français et en français au Liban.
2- Elaborer une nouvelle stratégie de l’enseignement du français, langue étrangère ou autre (en tenant compte des résultats de l’étude). Cette stratégie sera établie à partir des réponses aux questions suivantes :
2.1. Quel français enseigner : langue de communication ? langue de culture ? langue d’enseignement?
2.2. Quels objectifs pédagogiques résultent de ce choix ?
2.3. Quels programmes élaborer ?
2.4. Quelles méthodes d’enseignement adopter?
2.5. Quels manuels préparer ?
2.6. Quelle formation assurer aux enseignants?
Le projet est grand. Il nécessite de gros moyens. Nous ne pouvons le remettre. Il faut sortir de la politique qui ne veut pas voir les choses telles qu’elles sont et qui préfère les compromis, le raccommodage et les solutions expéditives. Sinon, toutes les révisions du programme nous paraissent peine perdue.
Osons avouer la réalité. Sauvons l’enseignement du français et la francophonie au Liban pour permettre aux générations futures de s’approprier une langue que nous aimons tous .
1- Extrait de l’introduction et des objectifs généraux du curriculum de langue et de littérature françaises. (décret nº 10227 du 8 mai 1997 et ses annexes).
2- Instructions officielles
3- Le concept de langue seconde est apparu après l’accès à l’indépendance des anciennes colonies françaises en Afrique. L’absence d’une langue nationale dans certains de ces pays a conduit leur gouvernement à adopter le français comme facteur commun entre les différents tribus et dialectes, langue utilisée dans l’administration, l’enseignement et pour la communication. C’est cette situation qui a donné naissance au concept de langue seconde.
Association des Makassed
Département de Français