La conception de la «compétence» dans le champ de l’éducation

Wassim EL-KHATIB Directeur de la section française au Shouf National College.La conception de la "compétence"

dans le champ de l’éducation

 

 

Malgré la prolifération de la notion de compétence dans le champ de l’enseignement scolaire et dans le domaine de la formation professionnelle, il demeure très difficile d’appréhender le concept et de cerner la nature des problèmes auxquels la "logique des compétences" prétend répondre.

Ce flou conceptuel est source de malentendus justifiant, à notre sens, les critiques virulentes dont fait l’objet la "logique des compétences" qui se trouve, pourtant, à la base de la conception des curricula et des programmes d’études dans de nombreux pays1. Ce flou pourrait, par ailleurs, expliquer, dans une large mesure, la réticence des enseignants qui, à l’approche par les compétences, préfèrent des approches plus familières notamment la Pédagogie par objectifs2.

Une clarification du concept s’impose donc, avant de penser à toute mise en application d’une approche se basant sur les compétences. Il convient surtout de s’interroger sur la signification qu’on lui attribue dans le champ de l’éducation et de se demander s’il s’agit d’une simple transposition d’un champ à un autre ou bien, au contraire, si le concept de compétence acquiert, dans le champ de l’éducation, une signification et un statut spécifiques et autonomes.

Pour bien cerner notre problématique, nous passerons en revue les différentes définitions que donnent les chercheurs en Sciences de l’Éducation de la compétence, en prenant soin d’élargir l’éventail de notre répertoire pour prendre en compte, non exhaustivement bien entendu, l’ensemble de points de vue francophones.
 

Conception floue…mais quelques constantes tout de même.

Pour P. Gillet (1991), une compétence se définit comme "un système de connaissances conceptuelles et procédurales organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intention d’une famille de situations, l’identification d’une tâche-problème et sa résolution par une action efficace" (p.69). Carbonneau et Legendre (2002) la définissent ainsi: "La capacité de mettre en interaction divers savoirs et d’autres types de ressources en fonction de l’usage varié que l’on peut en faire suivant les situations" (p.13). Selon Scallon (2000), c’est "la capacité de mobiliser un ensemble de ressources (internes et externes) en vue de traiter un ensemble de situations complexes (famille)". F.-M. Gérard (2000) offre une sorte de synthèse de la conception de la compétence: "Quel que soit leur cadre de référence, tous ceux qui inscrivent leur réflexion, ou mieux leur pratique pédagogique, dans l’approche par les compétences s’accordent aujourd’hui pour dire que celles-ci s’exercent lorsqu’il s’agit de résoudre des situations-problèmes nécessitant la mobilisation de plusieurs ressources" (p.1).

L. Allal (2002) propose une définition qui s’inscrit dans l’orientation générale des travaux de Gillet (1991), étayée par les fondements conceptuels de la "cognition située". Pour elle, la compétence est "un réseau intégré et fonctionnel constitué de composantes cognitives, affectives, sociales, sensorimotrices, susceptible d’être mobilisé en actions finalisées" (p. 81). Perrenoud (2002), se basant sur les travaux de Le Boterf (1994), définit la compétence comme la «mobilisation même de ressources" et précise que ces ressources sont de deux natures: internes et externes: "Parmi les ressources, au sens large, certaines sont externes au sujet: bases de données, documents, outils, matériaux ou autres acteurs […], [certaines sont] internes au sujet: connaissances, capacités cognitives générales, schèmes d’action ou d’opération, savoir-faire, souvenirs, concepts, informations, rapport au savoir, rapport au réel, image de soi, culture" (p.55).

Certes, ces définitions ne convergent pas complètement. Loin de là! Néanmoins, les chercheurs semblent s’accorder sur un certain nombre de points. Il s’agit notamment de la mobilisation d’une multitude de ressources en vue de résoudre efficacement une situation-problème.

Distanciation par rapport aux autres disciplines.

Cette conception de la compétence en éducation traduit à notre sens, une distanciation par rapport aux autres disciplines.

 

Distanciation par rapport à la compétence linguistique de "Chomsky"...

Tous les chercheurs que nous avons déjà cités, à une exception près3, rejettent la conception chomskyenne de la compétence. Cette dernière, rappelons-le, est une conception "innéiste" qui définit les compétences comme des "propriétés biologiques de l’organisme humain, absolues ou indépendantes de tout contexte". (Bronckart et Dolz, 2002, p.33).

On aperçoit vite l’écart avec les approches des chercheurs en Sciences de l’Éducation qui considèrent que la compétence est une action située, qu’elle nécessite surtout un apprentissage et qu’elle se construit, sans rejeter pour autant le fait qu’il existe des compétences qui s’appuient sur des "caractéristiques morphologiques ou biologiques innées", (Perrenoud, 2002, p.74). Autrement dit, la compétence ne peut être définie a priori, elle ne prend de sens qu’en situation.

De plus, pour les chercheurs en éducation, la compétence n’est pas une "potentialité illimitée (comme le serait par contre la compétence linguistique)" (Jonnaert, 2002, p.33) ; elle dépend de ressources de types variés, certes, mais limitées quand même. Les ressources s’inscrivent dans un "projet du sujet qui le[s] mobilise", (ibidem).

Il est un intérêt capital, à nos yeux, pour la prise de distance par rapport à la distinction compétence/performance, c’est de s’écarter des approches comportementalistes qui considéraient la performance comme les caractères observables de la compétence et qui étaient à la base de la Pédagogie par objectifs.
 

…et à celle de la psychologie cognitive.

Les psychologues du développement cognitif s’intéressent vivement au "tandem compétence/performance" des linguistes. Ils acceptent la distinction et les complémentarités entre ces deux termes, mais ils accordent une attention particulière aux "décalages" entre la compétence et son actualisation à travers la performance en situation. Il est à souligner que ces décalages, dans cette perspective, ne sont pas seulement admis, mais considérés comme constitutifs du développement.

Ces travaux trouvent un écho considérable dans le champ de l’éducation. Pour ce qui est des décalages entre compétence et performance, maintes tentatives ont été menées pour en atténuer l’impact sur les élèves. Citons entre autres la Pédagogie différenciée et le fonctionnement par cycles.

Mais cela signifie-t-il pour autant que les approches sont les mêmes dans les deux disciplines? Certainement pas! Les enseignants ne peuvent recevoir ces décalages de la même manière, surtout au moment de la certification. Si le psychologue attribue les décalages au développement, l’enseignant cherche par tous les moyens à les dépasser. Les attentes sociales font que "l’incompétence" n’est pas tolérée. Cela ne veut absolument pas dire qu’il faille tourner le dos aux différences inter et intra individuelles. Pour nous, l’approche par les compétences n’aurait aucun sens si l’enseignant ne cherche pas àproposer des parcours individualisés prenant en considération les besoins des élèves. Il y a lieu de signaler que les problématiques ne sont pas les mêmes.

Il est un autre facteur distinctif de taille. La compétence promue appelle la mobilisation d’un ensemble de ressources qui ne sont pas seulement d’ordre cognitif. Les savoirs demeurent bien entendu des ressources essentielles. Aucun chercheur ne se risque à opposer la notion de "savoir" à celle de «compétence» ou à prétendre que l’approche par les compétences peut se passer complètement des savoirs.

De ce qui précède il s’ensuit que la composante cognitive n’est pas l’unique composante: "Tout ne se passe pas exclusivement dans la tête […] Les compétences ne peuvent plus être considérées comme des entités cognitives décontextualisées", (Jonnaert, op. cit., p.45).

Les ressources sont de différents ordres: cognitif, social, sensorimoteur, outils, bases de données, etc.

Qu’en est-il de la conception de la psychologie du travail ?

Par son double ancrage dans la situation et dans l’action et par la fusion qu’elle opère de deux concepts, compétence et performance, contrairement à la perspective linguistique et à celle de la psychologie cognitive, la conception des spécialistes des psychologies du travail semble la plus proche de celle des Sciences de l’éducation. Cependant, l’approche de la compétence dans cette école de pensée est récente; le passage fut long de la qualification (listes de savoirs et savoir-faire définis a priori et hors contexte) à la logique des compétences (articulation de la tâche à l’action du sujet).

Cependant, en se référant à cette conception de la compétence en éducation, on court le risque de voir dans la logique des compétences une tentative de promouvoir les valeurs marchandes et la compétition.

Statut et architecture de la compétence en éducation.

Nous donnons raison à Jonnaert qui affirme que la compétence en Sciences de l’Éducation "s’est désenclavée" des perspectives linguistique et psychologique et qu’elle n’a plus rien de commun avec celle des Sciences du travail. Nous adhérons d’autant plus à la conception de Jonnaert que ce dernier évoque, dans ses réserves, le concept de qualification longtemps adopté dans ce domaine, et qu’il propose une "ossature" ou une "architecture" de la compétence digne d’intérêt, ce qui permet effectivement d’attribuer à ce concept en éducation un statut autonome.

L’architecture en question est une architecture "en cascade" ; elle est constituée de cinq points résumés dans le tableau ci-dessous, (Jonnaert, 2002, p.60) et faisant l’objet d’un consensus parmi les chercheurs en éducation.

Niveau
de la situation
Un sujet est confronté à une situation qu’il doit absolument traiter de façon efficace.
Niveau
de la compétence
Le sujet va mettre en oeuvre une série de ressources qu’il va ajuster sans cesse tout au long de son traitement de la situation.
Niveau
des capacités
Parmi les ressources, le sujet va mobiliser une ou plusieurs capacités; il va en sélectionner quelques-unes (voire une seule) et les articuler entre elles et aux autres ressources retenues pour traiter la situation à l’aide d’un réseau opératoire de ressources.
Niveau
des habilités
Les capacités retenues activent une série d’éléments à leur tour, dont les habilités qui mettent en oeuvre des contenus disciplinaires.
Niveaux
de contenus
disciplinaires
Des contenus disciplinaires vont alimenter les habilités et les capacités et faciliter ou inhiber la compétence mise en oeuvre.

L’intérêt majeur de cette architecture réside, à notre avis, dans la mise au point des concepts qui sont associés à la compétence et qui sèment le flou conceptuel plus qu’ils ne contribuent à la clarification de la notion.

Le répertoire de définitions que nous avons élaboré met en évidence cette confusion conceptuelle. Pour les uns, la compétence est une capacité ; pour les autres, c’est une habilité; pour d’autres encore, il s’agit d’un système, d’un schème, d’un savoir-faire, etc.

Dans cette architecture, la question est tranchée. Les concepts de capacité, d’habilité et de contenus disciplinaires sont considérés comme des composantes de la compétence. Il s’agit d’un «emboîtement de poupées russes», (Jonnaert, op. cit., p.55). Ce «triptyque» n’est qu’un maillon de la compétence, articulé avec des ressources de divers ordres: affectives, sociales, contextuelles, sans négliger l’élément le plus important de cette architecture, à savoir la situation. "La situation est à la fois le point de départ de la compétence et le principal critère qui servira à vérifier si la compétence fut efficace ou non dans sa mise en oeuvre" (p.61).

Il convient de noter également que la convocation des ressources n’est ni linéaire, ni hiérarchique. C’est une convocation "en cascade". Autrement dit, l’appel des ressources ne se fait pas en un sens unique, il existe un "va-et-vient entre chacun de ces niveaux et les différentes ressources mobilisées par la compétence", (p.56).

Nous adhérons globalement à cette conception de la compétence et nous estimons qu’elle offre une définition opérationnelle d’une notion critique, problématique et énigmatique4.

Au terme de notre interrogation sur le statut et la signification à attribuer à la compétence dans le champ de l’éducation, nous croyons posséder suffisamment d’outils conceptuels pour penser la compétence comme un concept autonome avec une architecture qui lui est propre (celle proposée par Jonnaert, 2002). Cette conception, toute spécifique et toute indépendante qu’elle soit, ne nie pas l’apport d’autres disciplines citées, à savoir: la linguistique, la psychologie cognitive, les sciences du travail. Loin de là!

Cette autonomie, par contre, permet, à notre avis, de surmonter maints obstacles et de lever l’ambiguïté et par conséquent, un bon nombre de reproches qui sont afférés habituellement à la compétence.

 

Nous soutenons également que la conception de la compétence que nous adoptons, à savoir mobilisation des ressources de divers ordres pour faire face à une situation-problème, ne se trouve pas en contradiction avec le «transfert» de la compétence dans une famille de situations analogues. Par contre, nous n’adhérons pas à la thèse posant l’existence de compétences pouvant aller au-delà d’une famille de situations, autrement dit, des «compétences transversales».

Nous sommes conscients, par ailleurs, que cette conception de la compétence relève des défis de taille et laisse beaucoup de problèmes ouverts qu’il convient d’évoquer et dont on ne peut pas du tout faire l’économie. Il faudra donc préciser le paradigme épistémologique et les théories de l’apprentissage et de la didactique compatibles avec cette conception de la compétence et définir surtout le modèle de l’évaluation capable d’en rendre compte. Mais ces questions mériteraient de faire l’objet d’un autre article.

 

BIBLIOGRAPHIE

ALLAL, L., (2002): «Acquisition et évaluation des compétences en situation scolaire», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 77-94.
BRONCKART, J.-P., DOLZ, J., (2002): «La Notion de compétence: quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 27-44.
CARBONNEAU, M., LEGENDRE. M.-F., (2000): "Pistes pour une relecture du programme de formation et de ses référents conceptuels", Vie pédagogique, 123, pp.12-17.
GERARD, F.-M., (2007): "La Nécessité d’une évaluation par les compétences à travers des situations complexes: nécessités théoriques et exigences du terrain", Actes du Colloque International "Logique de compétences et développement curriculaire: débats, perspectives et alternatives pour les systèmes éducatifs", Montréal: ORÉ, 26 et 27 avril 2007.
GILLET, P., (Éds), (1991): Construire la formation: outils pour les enseignants et les formateurs, Paris, ESF.
JONNAERT, J., (2002): Compétences et socioconstructivisme, Bruxelles, De Boeck.
LE BOTERF, G., (1994): De la Compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Éditions d’Organisation.
PERRENOUD, Ph., (2002): "D’une Métaphore à l’autre: transférer ou mobiliser ses connaissances", In J. Dolz, & E.
Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 45-60.
PERRET, P., (2003): «Compétences précoces et incompétences tardives au cours du développement cognitif: vers une approche en termes de niveaux de connaissance», Faire Savoir, nº3, pp. 81-91.
SCALLON, G., (2000): L’Evaluation formative, Québec, IRPI.

  1. Citons, entre autres, le Québec, la Belgique, le Liban.
  2. Notre enquête en DEA a révélé que l’une des principales réticences des enseignants au Liban à adhérer à l’approche par les compétences est due à leur incompréhension de cette approche.
  3. Allal maintient la distinction compétence/performance.
  4. Nous faisons allusion à l’ouvrage de J. Dolz et E. Ollagnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, 2002, qui regroupe de précieux articles sur l’approche par les compétences rédigés par des chercheurs de divers
  5. horizons que nous avons cités à maintes reprises.

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La conception de la «compétence» dans le champ de l’éducation

Wassim EL-KHATIB Directeur de la section française au Shouf National College.La conception de la "compétence"

dans le champ de l’éducation

 

 

Malgré la prolifération de la notion de compétence dans le champ de l’enseignement scolaire et dans le domaine de la formation professionnelle, il demeure très difficile d’appréhender le concept et de cerner la nature des problèmes auxquels la "logique des compétences" prétend répondre.

Ce flou conceptuel est source de malentendus justifiant, à notre sens, les critiques virulentes dont fait l’objet la "logique des compétences" qui se trouve, pourtant, à la base de la conception des curricula et des programmes d’études dans de nombreux pays1. Ce flou pourrait, par ailleurs, expliquer, dans une large mesure, la réticence des enseignants qui, à l’approche par les compétences, préfèrent des approches plus familières notamment la Pédagogie par objectifs2.

Une clarification du concept s’impose donc, avant de penser à toute mise en application d’une approche se basant sur les compétences. Il convient surtout de s’interroger sur la signification qu’on lui attribue dans le champ de l’éducation et de se demander s’il s’agit d’une simple transposition d’un champ à un autre ou bien, au contraire, si le concept de compétence acquiert, dans le champ de l’éducation, une signification et un statut spécifiques et autonomes.

Pour bien cerner notre problématique, nous passerons en revue les différentes définitions que donnent les chercheurs en Sciences de l’Éducation de la compétence, en prenant soin d’élargir l’éventail de notre répertoire pour prendre en compte, non exhaustivement bien entendu, l’ensemble de points de vue francophones.
 

Conception floue…mais quelques constantes tout de même.

Pour P. Gillet (1991), une compétence se définit comme "un système de connaissances conceptuelles et procédurales organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intention d’une famille de situations, l’identification d’une tâche-problème et sa résolution par une action efficace" (p.69). Carbonneau et Legendre (2002) la définissent ainsi: "La capacité de mettre en interaction divers savoirs et d’autres types de ressources en fonction de l’usage varié que l’on peut en faire suivant les situations" (p.13). Selon Scallon (2000), c’est "la capacité de mobiliser un ensemble de ressources (internes et externes) en vue de traiter un ensemble de situations complexes (famille)". F.-M. Gérard (2000) offre une sorte de synthèse de la conception de la compétence: "Quel que soit leur cadre de référence, tous ceux qui inscrivent leur réflexion, ou mieux leur pratique pédagogique, dans l’approche par les compétences s’accordent aujourd’hui pour dire que celles-ci s’exercent lorsqu’il s’agit de résoudre des situations-problèmes nécessitant la mobilisation de plusieurs ressources" (p.1).

L. Allal (2002) propose une définition qui s’inscrit dans l’orientation générale des travaux de Gillet (1991), étayée par les fondements conceptuels de la "cognition située". Pour elle, la compétence est "un réseau intégré et fonctionnel constitué de composantes cognitives, affectives, sociales, sensorimotrices, susceptible d’être mobilisé en actions finalisées" (p. 81). Perrenoud (2002), se basant sur les travaux de Le Boterf (1994), définit la compétence comme la «mobilisation même de ressources" et précise que ces ressources sont de deux natures: internes et externes: "Parmi les ressources, au sens large, certaines sont externes au sujet: bases de données, documents, outils, matériaux ou autres acteurs […], [certaines sont] internes au sujet: connaissances, capacités cognitives générales, schèmes d’action ou d’opération, savoir-faire, souvenirs, concepts, informations, rapport au savoir, rapport au réel, image de soi, culture" (p.55).

Certes, ces définitions ne convergent pas complètement. Loin de là! Néanmoins, les chercheurs semblent s’accorder sur un certain nombre de points. Il s’agit notamment de la mobilisation d’une multitude de ressources en vue de résoudre efficacement une situation-problème.

Distanciation par rapport aux autres disciplines.

Cette conception de la compétence en éducation traduit à notre sens, une distanciation par rapport aux autres disciplines.

 

Distanciation par rapport à la compétence linguistique de "Chomsky"...

Tous les chercheurs que nous avons déjà cités, à une exception près3, rejettent la conception chomskyenne de la compétence. Cette dernière, rappelons-le, est une conception "innéiste" qui définit les compétences comme des "propriétés biologiques de l’organisme humain, absolues ou indépendantes de tout contexte". (Bronckart et Dolz, 2002, p.33).

On aperçoit vite l’écart avec les approches des chercheurs en Sciences de l’Éducation qui considèrent que la compétence est une action située, qu’elle nécessite surtout un apprentissage et qu’elle se construit, sans rejeter pour autant le fait qu’il existe des compétences qui s’appuient sur des "caractéristiques morphologiques ou biologiques innées", (Perrenoud, 2002, p.74). Autrement dit, la compétence ne peut être définie a priori, elle ne prend de sens qu’en situation.

De plus, pour les chercheurs en éducation, la compétence n’est pas une "potentialité illimitée (comme le serait par contre la compétence linguistique)" (Jonnaert, 2002, p.33) ; elle dépend de ressources de types variés, certes, mais limitées quand même. Les ressources s’inscrivent dans un "projet du sujet qui le[s] mobilise", (ibidem).

Il est un intérêt capital, à nos yeux, pour la prise de distance par rapport à la distinction compétence/performance, c’est de s’écarter des approches comportementalistes qui considéraient la performance comme les caractères observables de la compétence et qui étaient à la base de la Pédagogie par objectifs.
 

…et à celle de la psychologie cognitive.

Les psychologues du développement cognitif s’intéressent vivement au "tandem compétence/performance" des linguistes. Ils acceptent la distinction et les complémentarités entre ces deux termes, mais ils accordent une attention particulière aux "décalages" entre la compétence et son actualisation à travers la performance en situation. Il est à souligner que ces décalages, dans cette perspective, ne sont pas seulement admis, mais considérés comme constitutifs du développement.

Ces travaux trouvent un écho considérable dans le champ de l’éducation. Pour ce qui est des décalages entre compétence et performance, maintes tentatives ont été menées pour en atténuer l’impact sur les élèves. Citons entre autres la Pédagogie différenciée et le fonctionnement par cycles.

Mais cela signifie-t-il pour autant que les approches sont les mêmes dans les deux disciplines? Certainement pas! Les enseignants ne peuvent recevoir ces décalages de la même manière, surtout au moment de la certification. Si le psychologue attribue les décalages au développement, l’enseignant cherche par tous les moyens à les dépasser. Les attentes sociales font que "l’incompétence" n’est pas tolérée. Cela ne veut absolument pas dire qu’il faille tourner le dos aux différences inter et intra individuelles. Pour nous, l’approche par les compétences n’aurait aucun sens si l’enseignant ne cherche pas àproposer des parcours individualisés prenant en considération les besoins des élèves. Il y a lieu de signaler que les problématiques ne sont pas les mêmes.

Il est un autre facteur distinctif de taille. La compétence promue appelle la mobilisation d’un ensemble de ressources qui ne sont pas seulement d’ordre cognitif. Les savoirs demeurent bien entendu des ressources essentielles. Aucun chercheur ne se risque à opposer la notion de "savoir" à celle de «compétence» ou à prétendre que l’approche par les compétences peut se passer complètement des savoirs.

De ce qui précède il s’ensuit que la composante cognitive n’est pas l’unique composante: "Tout ne se passe pas exclusivement dans la tête […] Les compétences ne peuvent plus être considérées comme des entités cognitives décontextualisées", (Jonnaert, op. cit., p.45).

Les ressources sont de différents ordres: cognitif, social, sensorimoteur, outils, bases de données, etc.

Qu’en est-il de la conception de la psychologie du travail ?

Par son double ancrage dans la situation et dans l’action et par la fusion qu’elle opère de deux concepts, compétence et performance, contrairement à la perspective linguistique et à celle de la psychologie cognitive, la conception des spécialistes des psychologies du travail semble la plus proche de celle des Sciences de l’éducation. Cependant, l’approche de la compétence dans cette école de pensée est récente; le passage fut long de la qualification (listes de savoirs et savoir-faire définis a priori et hors contexte) à la logique des compétences (articulation de la tâche à l’action du sujet).

Cependant, en se référant à cette conception de la compétence en éducation, on court le risque de voir dans la logique des compétences une tentative de promouvoir les valeurs marchandes et la compétition.

Statut et architecture de la compétence en éducation.

Nous donnons raison à Jonnaert qui affirme que la compétence en Sciences de l’Éducation "s’est désenclavée" des perspectives linguistique et psychologique et qu’elle n’a plus rien de commun avec celle des Sciences du travail. Nous adhérons d’autant plus à la conception de Jonnaert que ce dernier évoque, dans ses réserves, le concept de qualification longtemps adopté dans ce domaine, et qu’il propose une "ossature" ou une "architecture" de la compétence digne d’intérêt, ce qui permet effectivement d’attribuer à ce concept en éducation un statut autonome.

L’architecture en question est une architecture "en cascade" ; elle est constituée de cinq points résumés dans le tableau ci-dessous, (Jonnaert, 2002, p.60) et faisant l’objet d’un consensus parmi les chercheurs en éducation.

Niveau
de la situation
Un sujet est confronté à une situation qu’il doit absolument traiter de façon efficace.
Niveau
de la compétence
Le sujet va mettre en oeuvre une série de ressources qu’il va ajuster sans cesse tout au long de son traitement de la situation.
Niveau
des capacités
Parmi les ressources, le sujet va mobiliser une ou plusieurs capacités; il va en sélectionner quelques-unes (voire une seule) et les articuler entre elles et aux autres ressources retenues pour traiter la situation à l’aide d’un réseau opératoire de ressources.
Niveau
des habilités
Les capacités retenues activent une série d’éléments à leur tour, dont les habilités qui mettent en oeuvre des contenus disciplinaires.
Niveaux
de contenus
disciplinaires
Des contenus disciplinaires vont alimenter les habilités et les capacités et faciliter ou inhiber la compétence mise en oeuvre.

L’intérêt majeur de cette architecture réside, à notre avis, dans la mise au point des concepts qui sont associés à la compétence et qui sèment le flou conceptuel plus qu’ils ne contribuent à la clarification de la notion.

Le répertoire de définitions que nous avons élaboré met en évidence cette confusion conceptuelle. Pour les uns, la compétence est une capacité ; pour les autres, c’est une habilité; pour d’autres encore, il s’agit d’un système, d’un schème, d’un savoir-faire, etc.

Dans cette architecture, la question est tranchée. Les concepts de capacité, d’habilité et de contenus disciplinaires sont considérés comme des composantes de la compétence. Il s’agit d’un «emboîtement de poupées russes», (Jonnaert, op. cit., p.55). Ce «triptyque» n’est qu’un maillon de la compétence, articulé avec des ressources de divers ordres: affectives, sociales, contextuelles, sans négliger l’élément le plus important de cette architecture, à savoir la situation. "La situation est à la fois le point de départ de la compétence et le principal critère qui servira à vérifier si la compétence fut efficace ou non dans sa mise en oeuvre" (p.61).

Il convient de noter également que la convocation des ressources n’est ni linéaire, ni hiérarchique. C’est une convocation "en cascade". Autrement dit, l’appel des ressources ne se fait pas en un sens unique, il existe un "va-et-vient entre chacun de ces niveaux et les différentes ressources mobilisées par la compétence", (p.56).

Nous adhérons globalement à cette conception de la compétence et nous estimons qu’elle offre une définition opérationnelle d’une notion critique, problématique et énigmatique4.

Au terme de notre interrogation sur le statut et la signification à attribuer à la compétence dans le champ de l’éducation, nous croyons posséder suffisamment d’outils conceptuels pour penser la compétence comme un concept autonome avec une architecture qui lui est propre (celle proposée par Jonnaert, 2002). Cette conception, toute spécifique et toute indépendante qu’elle soit, ne nie pas l’apport d’autres disciplines citées, à savoir: la linguistique, la psychologie cognitive, les sciences du travail. Loin de là!

Cette autonomie, par contre, permet, à notre avis, de surmonter maints obstacles et de lever l’ambiguïté et par conséquent, un bon nombre de reproches qui sont afférés habituellement à la compétence.

 

Nous soutenons également que la conception de la compétence que nous adoptons, à savoir mobilisation des ressources de divers ordres pour faire face à une situation-problème, ne se trouve pas en contradiction avec le «transfert» de la compétence dans une famille de situations analogues. Par contre, nous n’adhérons pas à la thèse posant l’existence de compétences pouvant aller au-delà d’une famille de situations, autrement dit, des «compétences transversales».

Nous sommes conscients, par ailleurs, que cette conception de la compétence relève des défis de taille et laisse beaucoup de problèmes ouverts qu’il convient d’évoquer et dont on ne peut pas du tout faire l’économie. Il faudra donc préciser le paradigme épistémologique et les théories de l’apprentissage et de la didactique compatibles avec cette conception de la compétence et définir surtout le modèle de l’évaluation capable d’en rendre compte. Mais ces questions mériteraient de faire l’objet d’un autre article.

 

BIBLIOGRAPHIE

ALLAL, L., (2002): «Acquisition et évaluation des compétences en situation scolaire», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 77-94.
BRONCKART, J.-P., DOLZ, J., (2002): «La Notion de compétence: quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 27-44.
CARBONNEAU, M., LEGENDRE. M.-F., (2000): "Pistes pour une relecture du programme de formation et de ses référents conceptuels", Vie pédagogique, 123, pp.12-17.
GERARD, F.-M., (2007): "La Nécessité d’une évaluation par les compétences à travers des situations complexes: nécessités théoriques et exigences du terrain", Actes du Colloque International "Logique de compétences et développement curriculaire: débats, perspectives et alternatives pour les systèmes éducatifs", Montréal: ORÉ, 26 et 27 avril 2007.
GILLET, P., (Éds), (1991): Construire la formation: outils pour les enseignants et les formateurs, Paris, ESF.
JONNAERT, J., (2002): Compétences et socioconstructivisme, Bruxelles, De Boeck.
LE BOTERF, G., (1994): De la Compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Éditions d’Organisation.
PERRENOUD, Ph., (2002): "D’une Métaphore à l’autre: transférer ou mobiliser ses connaissances", In J. Dolz, & E.
Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 45-60.
PERRET, P., (2003): «Compétences précoces et incompétences tardives au cours du développement cognitif: vers une approche en termes de niveaux de connaissance», Faire Savoir, nº3, pp. 81-91.
SCALLON, G., (2000): L’Evaluation formative, Québec, IRPI.

  1. Citons, entre autres, le Québec, la Belgique, le Liban.
  2. Notre enquête en DEA a révélé que l’une des principales réticences des enseignants au Liban à adhérer à l’approche par les compétences est due à leur incompréhension de cette approche.
  3. Allal maintient la distinction compétence/performance.
  4. Nous faisons allusion à l’ouvrage de J. Dolz et E. Ollagnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, 2002, qui regroupe de précieux articles sur l’approche par les compétences rédigés par des chercheurs de divers
  5. horizons que nous avons cités à maintes reprises.

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La conception de la «compétence» dans le champ de l’éducation

Wassim EL-KHATIB Directeur de la section française au Shouf National College.La conception de la "compétence"

dans le champ de l’éducation

 

 

Malgré la prolifération de la notion de compétence dans le champ de l’enseignement scolaire et dans le domaine de la formation professionnelle, il demeure très difficile d’appréhender le concept et de cerner la nature des problèmes auxquels la "logique des compétences" prétend répondre.

Ce flou conceptuel est source de malentendus justifiant, à notre sens, les critiques virulentes dont fait l’objet la "logique des compétences" qui se trouve, pourtant, à la base de la conception des curricula et des programmes d’études dans de nombreux pays1. Ce flou pourrait, par ailleurs, expliquer, dans une large mesure, la réticence des enseignants qui, à l’approche par les compétences, préfèrent des approches plus familières notamment la Pédagogie par objectifs2.

Une clarification du concept s’impose donc, avant de penser à toute mise en application d’une approche se basant sur les compétences. Il convient surtout de s’interroger sur la signification qu’on lui attribue dans le champ de l’éducation et de se demander s’il s’agit d’une simple transposition d’un champ à un autre ou bien, au contraire, si le concept de compétence acquiert, dans le champ de l’éducation, une signification et un statut spécifiques et autonomes.

Pour bien cerner notre problématique, nous passerons en revue les différentes définitions que donnent les chercheurs en Sciences de l’Éducation de la compétence, en prenant soin d’élargir l’éventail de notre répertoire pour prendre en compte, non exhaustivement bien entendu, l’ensemble de points de vue francophones.
 

Conception floue…mais quelques constantes tout de même.

Pour P. Gillet (1991), une compétence se définit comme "un système de connaissances conceptuelles et procédurales organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intention d’une famille de situations, l’identification d’une tâche-problème et sa résolution par une action efficace" (p.69). Carbonneau et Legendre (2002) la définissent ainsi: "La capacité de mettre en interaction divers savoirs et d’autres types de ressources en fonction de l’usage varié que l’on peut en faire suivant les situations" (p.13). Selon Scallon (2000), c’est "la capacité de mobiliser un ensemble de ressources (internes et externes) en vue de traiter un ensemble de situations complexes (famille)". F.-M. Gérard (2000) offre une sorte de synthèse de la conception de la compétence: "Quel que soit leur cadre de référence, tous ceux qui inscrivent leur réflexion, ou mieux leur pratique pédagogique, dans l’approche par les compétences s’accordent aujourd’hui pour dire que celles-ci s’exercent lorsqu’il s’agit de résoudre des situations-problèmes nécessitant la mobilisation de plusieurs ressources" (p.1).

L. Allal (2002) propose une définition qui s’inscrit dans l’orientation générale des travaux de Gillet (1991), étayée par les fondements conceptuels de la "cognition située". Pour elle, la compétence est "un réseau intégré et fonctionnel constitué de composantes cognitives, affectives, sociales, sensorimotrices, susceptible d’être mobilisé en actions finalisées" (p. 81). Perrenoud (2002), se basant sur les travaux de Le Boterf (1994), définit la compétence comme la «mobilisation même de ressources" et précise que ces ressources sont de deux natures: internes et externes: "Parmi les ressources, au sens large, certaines sont externes au sujet: bases de données, documents, outils, matériaux ou autres acteurs […], [certaines sont] internes au sujet: connaissances, capacités cognitives générales, schèmes d’action ou d’opération, savoir-faire, souvenirs, concepts, informations, rapport au savoir, rapport au réel, image de soi, culture" (p.55).

Certes, ces définitions ne convergent pas complètement. Loin de là! Néanmoins, les chercheurs semblent s’accorder sur un certain nombre de points. Il s’agit notamment de la mobilisation d’une multitude de ressources en vue de résoudre efficacement une situation-problème.

Distanciation par rapport aux autres disciplines.

Cette conception de la compétence en éducation traduit à notre sens, une distanciation par rapport aux autres disciplines.

 

Distanciation par rapport à la compétence linguistique de "Chomsky"...

Tous les chercheurs que nous avons déjà cités, à une exception près3, rejettent la conception chomskyenne de la compétence. Cette dernière, rappelons-le, est une conception "innéiste" qui définit les compétences comme des "propriétés biologiques de l’organisme humain, absolues ou indépendantes de tout contexte". (Bronckart et Dolz, 2002, p.33).

On aperçoit vite l’écart avec les approches des chercheurs en Sciences de l’Éducation qui considèrent que la compétence est une action située, qu’elle nécessite surtout un apprentissage et qu’elle se construit, sans rejeter pour autant le fait qu’il existe des compétences qui s’appuient sur des "caractéristiques morphologiques ou biologiques innées", (Perrenoud, 2002, p.74). Autrement dit, la compétence ne peut être définie a priori, elle ne prend de sens qu’en situation.

De plus, pour les chercheurs en éducation, la compétence n’est pas une "potentialité illimitée (comme le serait par contre la compétence linguistique)" (Jonnaert, 2002, p.33) ; elle dépend de ressources de types variés, certes, mais limitées quand même. Les ressources s’inscrivent dans un "projet du sujet qui le[s] mobilise", (ibidem).

Il est un intérêt capital, à nos yeux, pour la prise de distance par rapport à la distinction compétence/performance, c’est de s’écarter des approches comportementalistes qui considéraient la performance comme les caractères observables de la compétence et qui étaient à la base de la Pédagogie par objectifs.
 

…et à celle de la psychologie cognitive.

Les psychologues du développement cognitif s’intéressent vivement au "tandem compétence/performance" des linguistes. Ils acceptent la distinction et les complémentarités entre ces deux termes, mais ils accordent une attention particulière aux "décalages" entre la compétence et son actualisation à travers la performance en situation. Il est à souligner que ces décalages, dans cette perspective, ne sont pas seulement admis, mais considérés comme constitutifs du développement.

Ces travaux trouvent un écho considérable dans le champ de l’éducation. Pour ce qui est des décalages entre compétence et performance, maintes tentatives ont été menées pour en atténuer l’impact sur les élèves. Citons entre autres la Pédagogie différenciée et le fonctionnement par cycles.

Mais cela signifie-t-il pour autant que les approches sont les mêmes dans les deux disciplines? Certainement pas! Les enseignants ne peuvent recevoir ces décalages de la même manière, surtout au moment de la certification. Si le psychologue attribue les décalages au développement, l’enseignant cherche par tous les moyens à les dépasser. Les attentes sociales font que "l’incompétence" n’est pas tolérée. Cela ne veut absolument pas dire qu’il faille tourner le dos aux différences inter et intra individuelles. Pour nous, l’approche par les compétences n’aurait aucun sens si l’enseignant ne cherche pas àproposer des parcours individualisés prenant en considération les besoins des élèves. Il y a lieu de signaler que les problématiques ne sont pas les mêmes.

Il est un autre facteur distinctif de taille. La compétence promue appelle la mobilisation d’un ensemble de ressources qui ne sont pas seulement d’ordre cognitif. Les savoirs demeurent bien entendu des ressources essentielles. Aucun chercheur ne se risque à opposer la notion de "savoir" à celle de «compétence» ou à prétendre que l’approche par les compétences peut se passer complètement des savoirs.

De ce qui précède il s’ensuit que la composante cognitive n’est pas l’unique composante: "Tout ne se passe pas exclusivement dans la tête […] Les compétences ne peuvent plus être considérées comme des entités cognitives décontextualisées", (Jonnaert, op. cit., p.45).

Les ressources sont de différents ordres: cognitif, social, sensorimoteur, outils, bases de données, etc.

Qu’en est-il de la conception de la psychologie du travail ?

Par son double ancrage dans la situation et dans l’action et par la fusion qu’elle opère de deux concepts, compétence et performance, contrairement à la perspective linguistique et à celle de la psychologie cognitive, la conception des spécialistes des psychologies du travail semble la plus proche de celle des Sciences de l’éducation. Cependant, l’approche de la compétence dans cette école de pensée est récente; le passage fut long de la qualification (listes de savoirs et savoir-faire définis a priori et hors contexte) à la logique des compétences (articulation de la tâche à l’action du sujet).

Cependant, en se référant à cette conception de la compétence en éducation, on court le risque de voir dans la logique des compétences une tentative de promouvoir les valeurs marchandes et la compétition.

Statut et architecture de la compétence en éducation.

Nous donnons raison à Jonnaert qui affirme que la compétence en Sciences de l’Éducation "s’est désenclavée" des perspectives linguistique et psychologique et qu’elle n’a plus rien de commun avec celle des Sciences du travail. Nous adhérons d’autant plus à la conception de Jonnaert que ce dernier évoque, dans ses réserves, le concept de qualification longtemps adopté dans ce domaine, et qu’il propose une "ossature" ou une "architecture" de la compétence digne d’intérêt, ce qui permet effectivement d’attribuer à ce concept en éducation un statut autonome.

L’architecture en question est une architecture "en cascade" ; elle est constituée de cinq points résumés dans le tableau ci-dessous, (Jonnaert, 2002, p.60) et faisant l’objet d’un consensus parmi les chercheurs en éducation.

Niveau
de la situation
Un sujet est confronté à une situation qu’il doit absolument traiter de façon efficace.
Niveau
de la compétence
Le sujet va mettre en oeuvre une série de ressources qu’il va ajuster sans cesse tout au long de son traitement de la situation.
Niveau
des capacités
Parmi les ressources, le sujet va mobiliser une ou plusieurs capacités; il va en sélectionner quelques-unes (voire une seule) et les articuler entre elles et aux autres ressources retenues pour traiter la situation à l’aide d’un réseau opératoire de ressources.
Niveau
des habilités
Les capacités retenues activent une série d’éléments à leur tour, dont les habilités qui mettent en oeuvre des contenus disciplinaires.
Niveaux
de contenus
disciplinaires
Des contenus disciplinaires vont alimenter les habilités et les capacités et faciliter ou inhiber la compétence mise en oeuvre.

L’intérêt majeur de cette architecture réside, à notre avis, dans la mise au point des concepts qui sont associés à la compétence et qui sèment le flou conceptuel plus qu’ils ne contribuent à la clarification de la notion.

Le répertoire de définitions que nous avons élaboré met en évidence cette confusion conceptuelle. Pour les uns, la compétence est une capacité ; pour les autres, c’est une habilité; pour d’autres encore, il s’agit d’un système, d’un schème, d’un savoir-faire, etc.

Dans cette architecture, la question est tranchée. Les concepts de capacité, d’habilité et de contenus disciplinaires sont considérés comme des composantes de la compétence. Il s’agit d’un «emboîtement de poupées russes», (Jonnaert, op. cit., p.55). Ce «triptyque» n’est qu’un maillon de la compétence, articulé avec des ressources de divers ordres: affectives, sociales, contextuelles, sans négliger l’élément le plus important de cette architecture, à savoir la situation. "La situation est à la fois le point de départ de la compétence et le principal critère qui servira à vérifier si la compétence fut efficace ou non dans sa mise en oeuvre" (p.61).

Il convient de noter également que la convocation des ressources n’est ni linéaire, ni hiérarchique. C’est une convocation "en cascade". Autrement dit, l’appel des ressources ne se fait pas en un sens unique, il existe un "va-et-vient entre chacun de ces niveaux et les différentes ressources mobilisées par la compétence", (p.56).

Nous adhérons globalement à cette conception de la compétence et nous estimons qu’elle offre une définition opérationnelle d’une notion critique, problématique et énigmatique4.

Au terme de notre interrogation sur le statut et la signification à attribuer à la compétence dans le champ de l’éducation, nous croyons posséder suffisamment d’outils conceptuels pour penser la compétence comme un concept autonome avec une architecture qui lui est propre (celle proposée par Jonnaert, 2002). Cette conception, toute spécifique et toute indépendante qu’elle soit, ne nie pas l’apport d’autres disciplines citées, à savoir: la linguistique, la psychologie cognitive, les sciences du travail. Loin de là!

Cette autonomie, par contre, permet, à notre avis, de surmonter maints obstacles et de lever l’ambiguïté et par conséquent, un bon nombre de reproches qui sont afférés habituellement à la compétence.

 

Nous soutenons également que la conception de la compétence que nous adoptons, à savoir mobilisation des ressources de divers ordres pour faire face à une situation-problème, ne se trouve pas en contradiction avec le «transfert» de la compétence dans une famille de situations analogues. Par contre, nous n’adhérons pas à la thèse posant l’existence de compétences pouvant aller au-delà d’une famille de situations, autrement dit, des «compétences transversales».

Nous sommes conscients, par ailleurs, que cette conception de la compétence relève des défis de taille et laisse beaucoup de problèmes ouverts qu’il convient d’évoquer et dont on ne peut pas du tout faire l’économie. Il faudra donc préciser le paradigme épistémologique et les théories de l’apprentissage et de la didactique compatibles avec cette conception de la compétence et définir surtout le modèle de l’évaluation capable d’en rendre compte. Mais ces questions mériteraient de faire l’objet d’un autre article.

 

BIBLIOGRAPHIE

ALLAL, L., (2002): «Acquisition et évaluation des compétences en situation scolaire», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 77-94.
BRONCKART, J.-P., DOLZ, J., (2002): «La Notion de compétence: quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières», In J. Dolz, & E. Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 27-44.
CARBONNEAU, M., LEGENDRE. M.-F., (2000): "Pistes pour une relecture du programme de formation et de ses référents conceptuels", Vie pédagogique, 123, pp.12-17.
GERARD, F.-M., (2007): "La Nécessité d’une évaluation par les compétences à travers des situations complexes: nécessités théoriques et exigences du terrain", Actes du Colloque International "Logique de compétences et développement curriculaire: débats, perspectives et alternatives pour les systèmes éducatifs", Montréal: ORÉ, 26 et 27 avril 2007.
GILLET, P., (Éds), (1991): Construire la formation: outils pour les enseignants et les formateurs, Paris, ESF.
JONNAERT, J., (2002): Compétences et socioconstructivisme, Bruxelles, De Boeck.
LE BOTERF, G., (1994): De la Compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Éditions d’Organisation.
PERRENOUD, Ph., (2002): "D’une Métaphore à l’autre: transférer ou mobiliser ses connaissances", In J. Dolz, & E.
Ollangnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, 2002, De Boeck & Larcier, pp. 45-60.
PERRET, P., (2003): «Compétences précoces et incompétences tardives au cours du développement cognitif: vers une approche en termes de niveaux de connaissance», Faire Savoir, nº3, pp. 81-91.
SCALLON, G., (2000): L’Evaluation formative, Québec, IRPI.

  1. Citons, entre autres, le Québec, la Belgique, le Liban.
  2. Notre enquête en DEA a révélé que l’une des principales réticences des enseignants au Liban à adhérer à l’approche par les compétences est due à leur incompréhension de cette approche.
  3. Allal maintient la distinction compétence/performance.
  4. Nous faisons allusion à l’ouvrage de J. Dolz et E. Ollagnier (Éds): L’Énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, 2002, qui regroupe de précieux articles sur l’approche par les compétences rédigés par des chercheurs de divers
  5. horizons que nous avons cités à maintes reprises.

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