Jawdat Haydar: Un envol de phénix
Jawdat Haydar:
Un envol de phénix
La poésie est "la nomination fondatrice de l’être et de l’essence de toute chose; non point un dire quelconque, mais cela par lequel tout se trouve initialement mis à découvert".
(Heidegger, cité par Gaëtan Picon, in: L’écrivain et son ombre, p. 125)
Comment participer aux hommages rendus à Jawdat Haydar? Le plus bel éloge que l’on puisse faire à un poète, c’est de faire réfléchir au-delà de ses poèmes à la Poésie et, à travers ses écrits, à l’Ecriture.
La Rédaction de la Revue pédagogique me fait beaucoup d’honneur en me demandant de m’adresser à ses lectrices et lecteurs francophones, et leur parler d’un poète libanais d’expression (essentiellement) anglaise, pour reprendre par analogie, l’expression consacrée en francophonie libanaise, pour désigner ceux qui, parmi les arabophones, ont choisi le français comme langue d’expression. Et une mission confiée par le CRDP a le goût de la libanité et de la libanitude.
Il s’agit d’un homme qui a vécu un siècle et un an, puisque né en 1905 et parti en son voyage
ultime en 2006. "Ce siècle avait cinq ans" aurait pu dire Jawdat Haydar en nous parlant de notre XXème siècle et en paraphrasant Victor Hugo qui, né en 1802 avait écrit dans son recuil Feuilles d’automme: "Ce siècle avait deux ans". Ce qui aurait pu être dans son anglais châtié: "This Century was )a child of( five years old".
Depuis déjà très longtemps, les éloges faits aux poètes sur le mode prétendument poétique m’exaspéraient, mais je ne savais ni comment faire ni que dire pour essayer de rectifier le tir…
Que l’on fasse l’éloge d’un poète en lui dédiant un poème, soit ! Et l’on n’y manquera pas … Mais que l’on s’applique à parler de la poésie qu’il a écrite en un style emphatique et faussement ému, produisant des lieux communs d’une banalité désespérante, me semblait toujours un handicap, et au lieu de construire un pont entre le poète et ses lecteurs, l’éloge aux échos répétitifs devenait obstacle en enfermant la poésie et le poète dans une sphère éthérée, sinon en les entourant des métaphores usées des flammes sacrées qui n’ont plus de chaleur... Par là-même, on consacrait des modes de lecture que nous pensons être inadéquats à la "nature" comme à la "fonction" du texte poétique.
Ainsi, et à l’occasion de la mise à l’honneur de Jawdat Haydar, le poète, j’ai voulu parler d’abord de "La" poésie, brièvement bien sûr, dans un survol nécessairement réduit et réducteur. Il me semble que c’est là la forme (in)achevée du travail qui m’a été demandé et de la mission que l’on m’a confiée.
Regard vers le passé
Voici Platon qui ne veut pas du / de poète dans sa République ! Une mise au ban certes élogieuse, mais compromettante.. Les poètes "seront menés", et nous paraphrasons le philosophe, "dans un cortège imposant, hors des murs de la cité dont les portes leur seront, juste après, fermées, et l’accès interdit." Mais pourquoi? Car le Verbe est source de puissance, la Parole poétique source de persuasion profonde… Elle tourne la tête aux hommes, elle est dangereuse. Une mimesis qui ne tient pas la route dans la quête de la vérité, puisque simulation et artefact. Seuls les sages seront à la tête de la cité, secondés par les gens d’épée qui s’élèvent par l’offrande du sang, et de parole donnée au rang de défenseurs de l’honneur de la cité. Voici pour l’Antiquité.
Le deuxième exemple que nous avons choisi et qui montre éloquemment l’attitude méfiante et
négative vis-à-vis du poète, nous le retrouvons dans le Coran:
"Et les poètes… les dévoyés les suivent.
Ne vois-tu pas qu’ils errent en chaque vallée
Et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas, […]"
(Versets 224, 225 et 226, de la Sourate XXVI, "Les Poètes", traduction du cheick Boubakeur Hamza, Fayard-Denoël, Paris, 1972)
Bien avant que le prophète ne tempère l’attitude générale concernant poésie et poètes dans ses "Hadith", le verset avait stigmatisé "ceux qui disent et ne font pas", soulignant par làmême, cette disparité qui nous semble être devenue avec le temps une tare: la disjonction entre le dire et le faire. Cette question primordiale touche, bien sûr, toute la société arabe. le père Michel Hayek dans "Les Arabes ou le baptême des larmes" parlera de la kénose du Verbe, pour dire combien est destructeur ce recours aux mots seuls pour soulager les maux. Disons rapidement
que la Renaissance, la fameuse Nahda, a été très sensible à cette question et que la modernité, la nôtre, lui a consacré dans ses vicissitudes réflexion(s) et action(s).
Toujours est-il que la question de la poésie arabe est d’une extrême délicatesse. Voici un exemple qui apporte un éclairage d’une puissante originalité: Ahmad Baydoun dans Kalamun (1997, pages 67 et 68) fait la réflexion suivante: "… car la poésie qui est profondément ancrée dans la lexie arabe est à l’origine de tout ce qui fut nommé plus tard littérature. Le problème ne réside pas dans la définition de la poésie, mais dans celle des autres arts, constamment tendus entre chercher à se détacher de la poésie ou chercher à l’imiter […] Ainsi est-il plausible de (se) demander: qu’est-ce que la prose arabe? Existe-t-elle? Est-elle possible? Quelles sont les conditions de sa possibilité d’être? La prose arabe ne serait peut-être – en se rapprochant de son modèle- que la poésie arabe à l’exclusion du mètre et de la rime!..."
Commenter ce point de vue épuiserait, à coup sûr, plus d’une étude. Et quelle séduction pour le chercheur...
Il me semble que Jawdat Haydar pressentait d’une façon ou d’une autre cette relation, lui qui, tout en ayant adopté l’anglais comme langue d’expression, s’était remis à l’arabe, en étudiant notamment ses aspects lexicaux et syntaxiques. N’a-t-il pas eu recours à sa langue maternelle pour écrire son premier poème en arabe lors de la perte dramatique de son fils Bassam?
Sous un titre qui soulève des questions philosophiques et métaphysiques, "Non existence est mon existence", le poète écrit pour la première fois en arabe. Et sa sensibilité lui fait mentionner dans une note de bas de page que "le son et le sens font Un dans le premier vers." Quelle préfiguration plus spontanée et plus naturelle de la dimension onomatopéique du langage. dans la réflexion sur le son et le sens. (in, Michwar-elomr, "une vie" page 140 et 141).
"Chuchote, chuchote, chuchote
A tes plages sablonneuses,
Grâce à ces vagues dont le flux est à l’assaut du sable, altières,
Et qui renaissent en un reflux douloureusement bruyant
Si je savais ce qu’il recèle, j’aurais détenu le secret de l’existence
et de l’immortalité ;
Ainsi, que la Mer te soit leçon
Et va ton chemin sur les routes de l’existence
Ayant acquis la Sagesse de l’univers
Tire aussi la leçon du cycle des saisons:
Bien que l’hiver soit rude
Il donne vie à la vie
Le printemps est naissance d’une rose destinée à mourir,
Sans la goutte de pluie de l’hiver il n’y aurait ni vie
ni printemps,
ni existence,
C’est en hiver que j’ai accompagné le temps
Mais aucune des pluies ne s’est manifestée
Ô mon temps, ma rose est morte et tu me vois dans l’étiolement
Inexistant dans mon existence même".
Pourquoi le poète s’est-il exprimé en arabe pour dire son angoisse existentielle devant le néant? Que d’hypothèses possibles ! Nous sentons souvent notre langue maternelle beaucoup plus que nous la maîtrisons et nous maîtrisons la langue étrangère/ seconde plus que nous la sentons. Le lyrisme de Haydar a emprunté ici sa voie (sa voix?) identitaire et authentique.
Les deux Haydar
Jawdat Haydar a vécu longtemps. Avec son élégance accoutumée et son écriture reconnaissable à sa densité poétique, Talal Haydar (est-il besoin de le présenter? il s’agit du prince des poètes philosophes du dialecte libanais, depuis que Michel Trad n’est plus…) consacre à son aîné un texte qu’il lira le 6 juin 2002 au Palais de l’UNESCO lors de la journée "Jawdat Haydar" organisée par l’Odyssée. Nous y (re)cueillons la phrase d’ouverture et de clôture, incipit et exipit que Talal fait savamment jouer entre voix et écho, pour créer une impression de leitmotiv (peut-être à l’image des titres des recueils du poète honoré…):
"La vie sait bien qu’il lui sied beaucoup de demeurer, et Jawdat Haydar sait bien, lui aussi, comment honorer la bienvenue de son hôte, l’âge, et sait comment lui cueillir sur la plus haute cime des hauteurs de l’âme, la fleur de la poésie". Dans son allocution, Talal dira aussi au vénérable Jawdat: "D’où peut-on te ramener ces tristes douleurs pour que tu écrives ces poèmes?"
Jawdat Haydar, exilé de l’enfance et enfant exilé, puisqu’il rejoindra sa famille déportée en Turquie par les Ottomans, avant de partir pour la France à dix-huit ans et un an plus tard aux Etatsunis, me semble venir à la poésie par le biais de
l’exil.
Ecoutons Adonis, dans son intervention au colloque international de Doha en 2007, nous parler de la langue arabe, dans le cadre du thème "La littérature et l’exil":
J’ai dit une fois dans un poème écrit à Paris,
"l’extérieur n’est point ma maison,
l’intérieur m’est étroit"
Cela explique cet autre lieu dans lequel je vis. Au-delà des frontières. Dans un exil, une patrie, au-delà de l’exil et de la patrie. Là, la langue arabe est ma langue. Celle de mon appartenance au niveau humain et culturel. Elle est l’orbite de ce lieu. Elle est son terreau et son horizon, la matière du sens, l’espace de la révolte et le ciel de liberté. Là, la patrie se dissout en présence dans l’exil. Là, l’exil se dissout en habitant la patrie. […] L’exil n’est point une chose ajoutée à ma vie, il est ma vie elle-même.
La poésie de Jawdat Haydar
Si nous mettons à part les 101 poèmes choisis, "101 Selected Poems", qui recèlent une symbolique liée à l’âge du poète, né en 1901 et mort en 2006, comme si chacun de ces textes était une bougie allumée pour fêter continuellement un siècle anniversaire, le poète a laissé une oeuvre poétique constituée de trois marches: Voices, Echoes, Shadows, (Voix, Echos et Ombres) au pluriel poétique bien sûr. J’ai parlé de marches car chez Haydar la poésie est un escalier mystique, un moyen de rendre la pierre moins pesante et l’éther plus consistant.
Ce logicien, et quel compliment d’attribuer la logique à la poésie, a fait parler des voix, a écouté sa propre voix, a vécu l’expérience de la polyphonie intime, multiple, pour dire son monde et dire le monde. Mais nous écoutons les voix multiples pour atteindre la voix ultime: celle du Silence. Lequel? Celui des voix de la Mer… "En Amérique, on m’appelle le poète de la mer" déclare Haydar à un magazine saoudien (Al Syasat). Ouvrons "Voices": le poème liminaire du recueil est "Wash" et s’adresse à la mer ; le dernier poème laissé justement sans titre, s’adresse à l’océan. C’est donc à l’école des mugissements des vagues que Jawdat Haydar a appris dans l’assiduité et la patience à écouter le monde, et à laver dans le silence de la mer, la parole vaine.
Sur la jaquette de "Voices", ouverture à la quête du monde du poète (deuxième édition, 1999, la première étant celle de 1980), un vol de cigognes sur un fond d’image où se dégradent les couleurs de la terre, allant du marron clair au jaune ocre, est à lui tout seul un poème pour l’oeil qui signe et qui fait signe: Poète des migrations, l’exilé de Baalbeck offre à son lecteur de méditer sur son itinéraire migratoire ainsi que sur la destinée humaine qui est voyage. Et l’on dirait que le poète lui-même partage cette méditation lorsque nous regardons son regard sur la
quatrième de couverture.
"Voices" est un titre à considérer sous un angle sémiotique et poétique dans le sens que donne Aristote à la poétique. Ceux qui ont médité sur le silence et qui ont expérimenté ses multiples dimensions jusqu’à découvrir combien l’être de paroles, pour reprendre l’expression de Claude Hagège, est sensible à ce qui n’est plus bruitage, se seront approchés de la signification de "Voix". Ceux qui ont fait parce qu’ils savent faire le voeu du silence en découvriront le sens. La voix, les Voix ne peuvent être découverts, explorés, admirés, dans leurs profondeurs et leurs altitudes que par la voie du Silence.
Du point de vue poétique, les voix font résonner le multiple dans la voix unique, les
différentes identifications du monde dans une identité. Chaque voix est unique et chaque voix est faite de toutes les autres voix.
Revisitons le recueil et considérons-le sous cet angle:
La mer dans "wash, wash, wash"; Last hope (dernier espoir), le poète à l’écoute de son expérience intime; The chisel Beat: "A rythm I heard once chiselling a stone" (Un rythme que j’ai entendu une fois ciselant la pierre); Sally, poème aux images des sons bibliques et qui constitue l’une des clés de lecture de la poésie
haydarienne dans ses deux derniers vers:
"Sally besides me smiled, as if she said
Sweet the time you were the dream of your dream".
Ce temps où l’on était le rêve de son rêve de son rêve est celui du miroir et de la boule de cristal, devant lesquels la parole fait trembler les images. Incontournable est le souvenir du poème de Saïd Aql, "Sur le rivage du Soi" où ce magicien des mots dit: "Comme si tu étais ton propre rêve, qui te rejoignait et qui n’était point mensonger".
Voici "The willow" (le saule) (p. 14) qui, à fleur d’eau murmure à l’âme une poésie qu’elle cherche à entendre et à entendre.
Espérons que ce rapide survol, à l’image du vol des oiseaux migrateurs, conduira le lecteur à travers "Voices" à la découverte de l’itinéraire spirituel de Jawdat Haydar, et ses deux autres recueils, "Echoes" et "Shadows". Nous lui laissons le plaisir du voyage et de l’aventure poétique. Et parce que Jawdat Haydar a été un poète de la mer, nous lui rendons hommage par deux sonnets, voix en écho et traçage dans l’ombre réelle, car tout poème authentique est une bouteille à la mer…
Poésie
(lire est la grammaire d’écrire)
Aux confins de ces mots quand la lumière effleure
Les lointaines forêts mystérieuses du sens
S’évanouit l’instant dans la lutte des sens
Contre la mort certaine et cruelle des fleurs
Printemps que préoccupe au minuit de son leurre
Le langage étoilé où se croisent les sens
Des grandes traversées aux belles quintessences
Une aube rigoureuse et très sobre t’affleure
Qui lira le poème à l’automne des vers
Endroit de cette mort qui n’a point de revers
Et qui dira la vie inaperçue et vive
Incertaine saison de l’infidèle beau
Où la nuit de la nuit est néfaste gémeau
Tu laisses le temps ivre au bord de cette rive.