Michel Chiha, poète

Victor HachemMichel Chiha, poète(1)

Poète, M. Chiha? Tout le monde sait que ce grand maître à penser cet homme singulièrement intelligent et lucide, cultivé et grand humaniste, aux jugements intègres qu’il s’agisse de ses éditoriaux, de ses Propos du dimanche ou des essais, que cet écrivain a marqué sa prose d’une teinte évidente de poésie. D’ailleurs, on ne peut avoir sa vision lumineuse sans être poète. Ce dernier n’est-il pas, par définition, celui qui accorde à l’imagination – «la plus intelligente des facultés» - une grande place dans toute oeuvre créatrice? N’est-il pas celui pour lequel

() est ouvert

Lempire familier des ténèbres futures(?).

Et quand on apprend, sur le tard que le grand penseur a publié un recueil de poésie en bonne et due forme, exploitant en maître les richesses de la prosodie classique et la débordant en poèmes libres, cela ne nous étonne pas outre mesure. Il est vrai cependant que par rapport à tout ce qu’il a écrit, sa poésie versifiée tient dans un recueil de 130 pages, intitulé La Maison des Champs, subdivisé en trois parties:Vers anciens, Impressions de Paris, La Nouvelle moisson, auxquelles une quatrième partie a été ajoutée après la mort du poète, Poèmes inédits. Nous y trouvons la plupart des mètres courants, l’octosyllabe, le décasyllabe, et surtout le majestueux alexandrin, l’instrument de la tragédie et de la comédie classiques. Nous y trouvons aussi des vers impairs de sept et de neuf syllabes, si chers à Verlaine. Tout cela est logé dans des strophes de 4, 6, 10 vers… à rimes plates, embrassées ou croisées. Une strophe appréciée de Baudelaire, celle de cinq vers à deux rimes (a, b, b, a, b), a dû attirer l’attention de Chiha, les trois rimes semblables lui donnant une certaine densité. Nous tombons aussi dans le recueil sur trois sonnets: Il a plu (103) Par les soins apaisés (104), Tu venais à la vie (108). Dans les Poèmes inédits, nous sommes sollicités par des hardiesses qu’on ne croirait pas trouver chez un poète qui a fait ses humanités dans un collège jésuite au début du siècle dernier. Ce qui nous laisse croire que si M. Chiha avait " épuisé (ses) années ", comme il le dit, il aurait composé des poèmes en vers libres ou en versets, dans la vague nouvelle, à l’instar de Rimbaud, de Claudel et de Perse qui avait déjà publié la plus grande partie de ses oeuvres. (M. Chiha est mort en 1954).

Or le choix des mètres et des strophes n’est pas arbitraire. Connaissant à fond la musique classique, il sait varier le rythme depuis le déroulement majestueux de l’alexandrin où enjambements fréquents permettent un déploiement en nappe berceuse: Le grain de sable est seul (39), Je songe sans trahir l’allégresse odorante (4), jusqu’au vers de sept syllabes quand il s’agit par exemple de parler des passions de la nature, Retour à la nature (8), cet impair de sept syllabes traduit par son sautillement estropié les caprices de

La plus merveilleuse boule

Qui dans le ciel vaste roule ()

Un poème célèbre d’ailleurs la puissance de la musique, son caractère enivrant qui la rapproche de la poésie: Chant sans paroles. (Cf. Romances sans paroles, de Verlaine qui a exigé du poète: De la musique avant toute chose)

Ecoutons à présent Chiha parler de musique:

Musique où nage le frisson,

Dans linvisible et pur espace;

Battements dune aile qui passe

Dans son âme à chaque son ! (56)

De la musique nous passons à la peinture: le poète a eu l’occasion de voir les plus grands chefs-d’oeuvre. Sa poésie s’en ressent. Sa connaissance de la peinture lui permet de faire un choix judicieux et une distribution sûre des éléments qui constituent le poème, comme le ferait un peintre pour un tableau, ou comme un décorateur d’une scène de théâtre:

() Ce sera le réveil des rythmes et des formes(2)

Le croissant sur le toit comme un frêle cimier

Les bras ankylosés des oliviers difformes

Et les palmes dansant sous laile des ramiers.(25)

Ne dirait-on pas l’esquisse au crayon d’un tableau impressionniste?

 

Dans ce travail, je ne parlerai pas de l’exploitation à fond des ressources de laprosodie et de la stylistique. Cela nécessiterait une étude autrement plus étoffée qu’un article de revue. Je souligne dès à présent, cependant, deux correspondances de la plus pure source baudelairienne:

()Loin des cris du commun parmi les iridées,

Chantent les parfums, ou chantent les couleurs.(49)

Je sais que les yeux dombre ont désiré la nuit,

Que tes mains ont puisé leau sourde du silence. (57)

 

Elève des Pères Jésuites, il a reçu une éducation classique solide, où le Grand siècle avait la plus grande part. Nous savons que les écoles religieuses du début du XXe siècle, insistaient sur le XVIIe s., bâclaient le XVIIIe comme destructeur; s’arrêtaient au XIXe, au Parnasse, omettant Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Par contre, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld étaient étudiés à fond, et même Pascal ! Les pères, en effet, dans leur sagacité légendaire, avaient eu le temps d’oublier l’auteur des Provinciales, pour ne retenir que celui des Pensées, devenues sources de méditation, mais aussi modèle d’écriture ! M. Chiha a donc découvert personnellement Rimbaud, Verlaine et surtout Baudelaire dont il est particulièrement féru. Il ne l’imite pas servilement, mais il a saisi la théorie des correspondances et l’atmosphère morale dans laquelle baignent Les Fleurs du Mal.

 

De quoi est faite sa poésie? La préface nous éclaire d’abord sur ce sujet. Sa définition est déjà un manifeste et une promesse de ce que sera le recueil. « La poésie, dit-il, est tout ce qui est élévation de l’âme servie par l’harmonie du langage» Elle requiert une «puissance créatrice»; elle offre enfin « à l’homme les moyens intuitifs qui le mènent aux sphères invisibles », autrement dit, le poète est un voyant qui découvre l’invisible et exprime l’inexprimable, comme il le dit:

Que ton coeur se repose et que ta lampe veille! ()

Tu nes plus que ton âme au seuil dune merveille, (!)

Tremblante dexprimer ce qui ne sapprend pas. (35)(1)

Ajoutons que la poésie, pour le chrétien croyant et pratiquant qu’il était, est le moyen idéal de la transcendance, de l’union avec Dieu. C’est une Prière )91).

 

La Maison des Champs aborde donc les thèmes classiques: la nature, l’amour, la grandeur de la poésie, la fuite inexorable du temps et surtout la mort. L’originalité n’étant pas dans le choix des thèmes, mais dans la façon de les exprimer de telle sorte qu’ils le paraissent pour la première fois !

Le recueil s’ouvre sur une série de poèmes inspirés de la nature. Le citadin, qu’est M. Chiha prêche Le retour à la nature, (8) comme s’il s’agissait d’un Départ (7), d’un ressourcement, d’une incorporation au paysage (9). Il est optimiste, il est jeune, il «entend chanter le destin de sa belle voix sonore.» Il nous semble parfois adopter le souhait de Verlaine prêchant

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles()

Il faut insister sur le 4ème poème du recueil, Des mots simples au rythme fol. Nous y trouvons des animaux familiers peints – on dirait – par le Douanier Rousseau:

Le chat, le chien, le boeuf aussi,

Tel que les veut un art naïf,

Les choux épanouis ainsi

Que les peindrait un primitif.

Il faut lire tout le poème pour voir surgir, chez Chiha, une préoccupation audacieuse par rapport à son éducation classique: écrire une poésie constituée d’éléments triviaux appartenant au quotidien: le chevreau, le tournesol, la glycine, les bêtes amoureuses, le chat, le chien, le boeuf, etc… Poésie que nous retrouvons chez des poètes à l’écoute du monde environnant, comme J. Prévert, et un peu plus tard, chez Yves Bonnefoy et Ph. Jaccottet.

Un autre poème, le 3ème des Vers Anciens, Par les monts aux mauves bruyères, nous conforte dans cette poésie du quotidien:

Ma bonne pipe et ses fumées

Me mènent droit où va le vent

Parmi les herbes parfumées

Sous le joyeux soleil levant.(3)

Mais la nature est quelquefois une femme aguichante avec son mouvement de flanc, les sèves dont elle est pleine, troublante, magnifique maîtresse, avant de devenir la mère donnant naissance aux nids et aux blés !

 

Un autre thème, l’amour, disséminé un peu partout, mais occupant surtout une série de poèmes qui commence par Sibylla (14) et aboutit à Dame à la rose (22), fait suite à celui de la nature. Le poète passe par les transports habituels de l’amoureux, ses doutes, ses angoisses, ses joies, etc… La Sibylle devra lui dire si la femme aimée partage son amour. La dernière strophe est celle d’un adolescent qui soudoie la devineresse:

Voici que je ten fais laveu

Pour son baiser, trésor unique

Jemplirai dencens ta tunique ( !)

O Sibylle ! Jai fait ce voeu.

Cela nous fait plaisir de voir le penseur sérieux, l’éditorialiste redresseur de torts, l’un des pères de la Constitution, frémir à l’idée de n’être pas aimé et s’exprimer comme un gamin de 16 ans.

La souffrance, apanage de l’amour, est proclamée comme un axiome dans une strophe où l’on sent l’objectivité scientifique:

Aimer, souffrir. Voici que vous naissez ensemble

Amour et toi douleur, mystérieux jumeaux( )

Source de notre joie, et source de nos maux. (15)

Puis c’est la complainte du prétendu mal-aimé qui déplore la fuite de la jeunesse dans la souffrance:

La vie éclate autour de mon seuil,

Joyeuse et claire, et pour moi méchante. (16)

Les illusions perdues, poème de sept syllabes, rappelle l’ambiance enchantée des Fêtes Galantes (Cf. ci contre); et le poème le matin clair et pur fait écho à «Tristesse d’Olympio " d’Hugo:

Jai suivi le sentier qui conduit au vieux chêne,

Et je me suis assis au bord de la fontaine:

Lieux calmes où la nuit nous surprit tant de fois;

Jai cherché tes doux traits dans leau limpide et lente,

L’écho ma répondu » ton amie est absente«.

Et je suis revenu sans entendre ta voix. (18)

Ce même thème de la solitude, de l’absence, est évoqué dans le poème Philosophie. Le ton y est humoristique, le poète passe en revue les plus grands philosophes et ne reçoit pas de réponse à la question:

Qui me montrerait ma route?

Où trouverai-je la paix?

La réponse est dans la dernière strophe: un déni de la philosophie (!) à l’avantage de la bien-aimée:

Tu vins alors ma petite

Apaiser le hourvari

A cette rime, où jhésite

A mettre ton nom fleuri. (20)

D’ailleurs, pourquoi se défendre contre l’amour, quand c’est un penchant naturel?

Pourtant, je ne saurais respirer si je naime ( )

Seigneur, vous mavez fait un coeur trop grand pour moi (15)

Et l’amour comme la respiration est une condition sine qua non de la vie. Un des poèmes inédits, Lied dans le goût de Schubert (129), - poème de vers de 8 syllabes réguliers mais sans rimes, nous montre le poète déjà avancé en âge, voyant ou croyant voir le visage de l’amante collé à la vitre. L’hallucination est si forte qu’il se demande si c’est vraiment elle, ou " l’ombre de son ombre ". Et le poème se termine par l’amère constatation:

Ah ! ce nest pas ton doux visage

Et sans doute mourrai-je un soir

Avec cette folie au coeur.

Avant de passer au thème central du recueil, La Mort, disons un mot sur le rôle de la poésie, sur les affres de la création mais aussi sur le transport légitime d’avoir trouvé. La plume d’acier que je trempe… (23) a la facture et la transparence (ce n’est pas le but premier de la poésie, mais une étape dans l’évolution) d’un poème du Parnasse. De ce combat titanesque contre le dur métal, le poète sort haletant, épuisé mais vainqueur. Je cite les deux dernières strophes qui suggèrent l’issue victorieuse du combat:

Alors, lacier sombre sargente,

Le cristal est de diamant

Lencre noire, cette indigente,

Sirise comme un firmament;

 

() Alors, épuisé mais vainqueur,

Je compte à ma tempe sonore

Tous les battements de mon coeur.

Miraculeuse transfiguration, ivresse d’une trouvaille après un dur labeur. Mais si la poésie transfigure les choses, ce n’est pas nécessairement pour les rendre belles si elles sont laides. Mais en insistant sur ce qui fait leur essence – belle ou laide – elle leur donne tout le pouvoir de suggestion, qu’elles ont virtuellement et qui attendent l’artiste pour le révéler !

Nous avons cité tout à l’heure deux belles correspondances. Cela nous permet de passer au poète " voyant " qui, par un effort de volonté, métamorphose un paysage d’hiver en celui de printemps. Le magicien qu’est le poète a ce don:

Dans ce paysage dhiver

Cherche le printemps et la joie !(126)

(cf. le poème Paysage de Baudelaire)

 

La théorie du voyant selon M.Chiha est développée dans le poème, justement intitulé, Voir qui termine le recueil. (Sa place lui a été accordée après la mort du poète). C’est une ultime recommandation qu’il semble faire à ses lecteurs. Le ton est impératif même si le verbe est impersonnel: Il faut voir (1er vers) répété au vers 5. Il faut voir avant la tombée du soir, repris plus loin: Mais il faut voir, il faut voir, nos yeux sont faits pour cela? Vers la fin du poème qui est le plus long du recueil, l’injonction est doublée d’une autre préoccupation: Il faut voir, il faut savoir ().

Et ce poème – clausule se termine, lui-même, par le geste humble du chrétien:

Ah ! voir ! rencontrer les traces suprêmes dans lessoufflement

de la divine entreprise.

Tomber aux pieds de Dieu, brisé, pantelant, dans un cri damour

Ainsi conçue, la poésie devient indispensable et sa propension au rêve permet une échappée vers l’idéal, vers l’infini:

Vous êtes dans la course où notre chair se lasse,

Un peu d’éternité qui traverse lespace,

Et sur la terre où lhomme en naissant est banni,

Vos furtives lueurs éclairent linfini.

Car s’il est vrai, selon William Blake, que »tout homme tient l’infini dans le creux de sa main«, il n’est donné néanmoins qu’au grand artiste pour le percevoir, le scruter, l’atteindre et le communiquer.

De la méditation, sur la poésie, le poète passe à la pensée. Un poème inspiré du roseau pensant démontre que la grandeur de l’homme est dans la pensée:

Qui consentirait à vous (pensée) croire

La vaine servante du corps,

Quand aux astres vous allez boire

Sans lapparence dun effort,

Vous qui, lorsque la chair sendort,

Seule, veillez en la nuit noire?

Tout, sans vous serait illusoire !

Poésie et pensée, poésie et philosophie peuvent être intimement associées mariées si l’on peut dire. Le contraire devrait nous étonner, surtout quand on voit Hugo, s’adresser ainsi à Baudelaire dans une lettre du 6 octobre, 1855, "Je comprends toute votre philosophie (car comme tout poète, vous contenez un philosophe)"

De la pensée à la vérité, il n’y a qu’un pas à faire, l’une devant mener à l’autre. Mais la vérité pourrait être fatale à qui la dit, n’a-t-on pas vu Socrate? Un poème y fait allusion, sans le citer:

Ne commets pas cette imprudence

De trop vouloir la vérité:

Le défenseur de l’évidence

Est lennemi de la cité. (69)

Cela ne devrait pas nous étonner . Bien des poètes avaient mêlé à leur poésie une préoccupation philosophique, notamment, métaphysique. Vigny, Hugo, Lamartine et surtout Baudelaire, se sont interrogés sur la destinée de l’homme. D’autre part, pour montrer la légitimité et l’étroite intimité de ces deux activités, la revue Poésie avait consacré le numéro de mai- août 1975 à la poésie philosophique actuelle: René Char, Yves Bonnefoy, Michel Deguy et bien d’autres y figuraient avec des poèmes à l’appui.

Néanmoins, poésie philosophique ne signifie en aucune manière construire un système, défendre une thèse. Elle est pour le poète, dans un retour sur soi, dans une méditation réflexive. C’est, si l’on veut, une poésie pensante.

 

Nous passons enfin au thème de la Mort, principale préoccupation du poète, au point que très peu de poèmes en sont exempts. C’est une obsession, une menace qui pèse sur lui. Elle apparaît sous diverses formes dont celle, inexorable, de la fuite du temps, qu’il voudrait vainement arrêter:

Toi, qui tiens le sablier

Dans mes instants dallégresse,

Ne saurais-tu moublier

Un jour, une heure, ô tristesse ! (13)

Il sent la mort rôder autour de lui, ayant hâte de l’emporter. N’avait-elle pas emporté son père et son grand-père (qui) sont morts sans avoir épuisé leurs années. (100)

La mort, il la sent toujours à l’affût. Elle emprunte dans le recueil l’allure de périphrases expressives: L’ultime voyage (25), Le dernier voyage (42), Le sommeil qui peuple les tombeaux (43), Le pays ténébreux où le corps se dissout (44):

Et quand je men irai, voyageur intrépide

Au pays ténébreux où le corps se dissout,

Jemporterai dans lombre une fraîcheur limpide

Dans un coeur trop humain et qui veut être absous.

Le dernier vers, dans son attachement à sa qualité d’homme » ni ange, ni bête «, nous émeut par son humilité.

La mort apparaît aussi sous la forme d’un cimetière:

() Tout cela finira ()

Sous le calme cyprès et quelques fleurs des champs. (47)

Une image métaphorique pour désigner le séjour des morts, nous donne le frisson par sa brièveté et sa large expressivité: Hôtellerie du silence (132).

Cependant le paradoxe de la mort réside dans sa capacité de délivrance, au point qu’on la souhaite:

Homme ! mieux vaut mourir que de tuer le temps.

Et c’est pourquoi nous sommes invités à l’attendre, comme lui, avec la sérénité de quelqu’un qui sort d’un bal masqué à Venise, où l’on s’est beaucoup amusé:

Chaque soleil couchant tinvite à la retraite

Dans limmense apparat dun bal vénitien;

Pour aller chez les morts, tiens ta gondole prête

Et chante ta chanson sur un air ancien. (47)

N’est-ce pas plutôt la barque de Charon?

Là où les ravages du temps se font sentir, c’est sur les vieilles courtisanes qui "aimèrent tant en leurs belles années" dit pudiquement le poète, dans Les vieilles pécheresses (78), poème dédié à Hector Klat. Le ton est d’une véhémence baudelairienne: elles croupissent dans la vaste solitude, bienfait ailleurs, malédiction ici. La troisième strophe est cruelle de réalisme et de justesse:

Le silence se fit alors sur leurs décombres, (!)

Sur leur retentissante et défunte beauté;

Au milieu des vivants, elles furent des ombres,

Sans le consentement de leur coeur irrité.

La mort, nous l’avons dit, est exprimée d’une manière métonymique par le voyage. Le vieil adage ne disait-il pas " Partir, c’est mourir un peu? " D’ailleurs, pour le poète: Un départ est toujours un essai de la mort (59). Après avoir passé sa vie en aventures, en recherche de la fortune, en voyages, en risques, en souhaits avortés ou réalisés… il est temps d’aspirer au dernier voyage, sans retour. Le fuyard (121) est la plus belle illustration de ce souhait. On croit voyager pour oublier, mais c’est impossible, car on aboutit à une constatation: rien ne peut nous apaiser que la mort, le dernier voyage…

C’est l’un des poèmes où l’influence baudelairienne se fait le plus sentir. Mais la mort est si présente dans l’oeuvre de M. Chiha, que, pour réparer cette rupture, pour en diminuer le douloureux impact, des liens invisibles mais évidents se tissent entre les vivants et les morts. Une espèce de continuité, de solidarité intime – ultime consolation, peut-être – lie nos morts vivants par le souvenir – à notre présent. Idée rencontrée dans plus d’un poème:

Vous demeurez pour moi tangibles ()

Si bien que vivant avec vous,

Sensible à vos voix émouvantes,

Jentretiens sur vos traits si doux

La chaleur des choses vivantes. (52)

Le poème Deux Novembre (82), jour de la commémoration des morts, est explicite:

Nous sommes ton passé, revenu sous ton toit.

Même idée obsédante dans Récit (120) où l’on voit se regrouper autour de la vieille grand-mère, tous les parents défunts:

Tous ceux de la maison qui sen étaient allés

Pour un très long voyage en pays inconnu

Doù lon croyait quils ne retourneraient jamais

Sont là…

Ce qui paraît être une question dans le dernier vers du poème:

Ce qui fut une fois peut-il vraiment mourir?

est plutôt une affirmation que les morts ne le sont pas définitivement !

 

L’obsession de la mort, imminente à chaque moment, est annoncée dans le poème La vigne est dépouillée et mon coeur est à nu (123) par trois messagers; aussi faut-il l’attendre. Premier messager, un hôte ordinaire

(qui) parlera de mort en remplissant son verre.

Deuxième messager, serait-ce un poète, un prophète?

Quel messager en pleurs chantera la chanson

De ceux-là qui sen vont reposer sous la terre?

Comment peut – on mieux que cette admirable périphrase, montrer à la fois la solitude des morts et l’angoisse des vivants?

Troisième messager, un envoyé du ciel, un ange?

Quel envoyé des dieux viendra ce soir vers nous?

Ces trois avertissements ne suffisent-ils pas?

 

Enfin, l’un des poèmes les plus lugubres, évoquant la Mort est Le Banquet (58(: atmosphère fantastique, terrifiante. Des revenants – le sont-ils? Ne sont-ils pas plutôt vivants? – sont assis autour d’une table où boissons fortes et plats sont étalés. Le poème se termine par le retour de ces étranges convives à leur place habituelle, au tombeau. On aurait dit une danse macabre:

On les vit jusqu’à laube épuiser leur misère:

Les larmes remplissant les coupes à pleins bords;

Puis la troupe en dansant sen fut au cimetière.

Naurez-vous pas pitié, Seigneur! de tous ces morts?

En guise de conclusion, à cet essai de lecture rapide, certaines remarques s’imposent. L’œuvre poétique de M. Chiha est inséparable de celle, en prose. Si paradoxal que cela paraisse, toutes les deux s’inspirent de la même source, sont de la même étoffe. Lucidité, analyse rationnelle et objective dans l’une; lyrisme, sentiments mais méditation dans l’autre. Si, comme nous l’avons dit, sa prose est teintée de poésie, son oeuvre poétique est fortement imprégnée de pensée. Des poèmes comme Introspection (38), Philosophie (20), O périples de la pensée (67) etc… sont suffisamment probants. Pourquoi s’étonner? Pascal qu’il admire n’était-il pas mathématicien, physicien, penseur et poète? Deux poèmes dans le recueil de Chiha sont placés sous l’égide du sublime auteur des Pensées: Quel est le taciturne amour (55) a pour en-tête, Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie; O périples de la pensée (67) a pour frontispice: le roseau pensant.

La seconde remarque consiste à dire que la vaste culture de Chiha lui a permis de suivre le chemin tracé par de grands devanciers, tout en gardant son originalité. Tel est, d’ailleurs,m l’itinéraire ordinaire de tout artiste: assimiler ses connaissances jusqu’à ce qu’elles deviennent siennes et en faire une source d’inspiration.

Enfin, si la poésie depuis son existence chez les Sumériens était conçue comme unm chant, une prière adressée aux dieux et qu’elle fût par définition, transcendantale, puisqu’elle chante l’en-haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, il lui arrive de " descendre ", de devenir Chants d’en-bas, selon Ph. Jaccottet. Elle ne dédaigne pas de saisir, au passage, la réalité banale et quotidienne, lui accordant une place importante dans la république des lettres. Comme le roman, le théâtre et les arts plastiques et grâce à sa souplesse, la poésie peut envahir les domaines les plus variés. Michel Chiha en est conscient et il l’a prouvé. Citons dans un poème où il s’adresse à l’aimée sur un ton boudeur - on y voit le rôle des animaux familiers qui partagent son ennui: Maintenant je t’écris (19):

Autour de moi, le chien sennuie et se déplace;

Le chat est malheureux de voir vide ta place

 

Il me reste à souhaiter que l’oeuvre du Penseur-poète soit éditée et largement diffusée. Nous avons, plus que jamais, besoin de cette leçon d’ "élévation de l’âme ". Plût à Dieu que ce souhait devînt réalité !

 

 

LES ILLUSIONS PERDUES

Sur la toile de Charles Gleyre, au Louvre

 

Dans la barque aux blanches voiles,

Sur la mer céruléenne,

Au lever lent des étoiles,

S’en va la troupe sereine

Des illusions perdues;

Jeunes femmes, beautés calmes,

Parmi les teintes fondues

Des tuniques et des palmes.

Formes claires et légères,

Quand s’évanouit le songe,

S’éloignent les messagères

Lumineuses du mensonge.

L’amour rieur, tient la rame,

Couronné de violettes,

Héros candide du drame,

Sourd à l’appel des poètes;

Il emmène au clair de lune,

De moire et d’argent vêtues,

Gloire, Jeunesse, Fortune…

Les sirènes se sont tues,

Et l’homme est seul sur la grève,

Courbé sous le poids de l’ombre

Il vient d’enterrer son rêve:

La mer est de marbre sombre…

 

Michel Chiha

  1. Comme le sujet est, à ma connaissance, inédit, j’ai préféré donner à ce travail une allure de défrichage, en privilégiant les citations pour aider lelecteur à suivre l’évolution poétique de M. Chiha. L’étude se réfère au livre paru en seconde édition, en 1965, onze ans après la mort du poète.
  2. C’est moi qui souligne.
  3. Il est vrai qu’à l’époque, son ami Charles Corm faisait l’éloge de la cigarette dans un sonnet parnassien.

 

Michel Chiha, poète

Victor HachemMichel Chiha, poète(1)

Poète, M. Chiha? Tout le monde sait que ce grand maître à penser cet homme singulièrement intelligent et lucide, cultivé et grand humaniste, aux jugements intègres qu’il s’agisse de ses éditoriaux, de ses Propos du dimanche ou des essais, que cet écrivain a marqué sa prose d’une teinte évidente de poésie. D’ailleurs, on ne peut avoir sa vision lumineuse sans être poète. Ce dernier n’est-il pas, par définition, celui qui accorde à l’imagination – «la plus intelligente des facultés» - une grande place dans toute oeuvre créatrice? N’est-il pas celui pour lequel

() est ouvert

Lempire familier des ténèbres futures(?).

Et quand on apprend, sur le tard que le grand penseur a publié un recueil de poésie en bonne et due forme, exploitant en maître les richesses de la prosodie classique et la débordant en poèmes libres, cela ne nous étonne pas outre mesure. Il est vrai cependant que par rapport à tout ce qu’il a écrit, sa poésie versifiée tient dans un recueil de 130 pages, intitulé La Maison des Champs, subdivisé en trois parties:Vers anciens, Impressions de Paris, La Nouvelle moisson, auxquelles une quatrième partie a été ajoutée après la mort du poète, Poèmes inédits. Nous y trouvons la plupart des mètres courants, l’octosyllabe, le décasyllabe, et surtout le majestueux alexandrin, l’instrument de la tragédie et de la comédie classiques. Nous y trouvons aussi des vers impairs de sept et de neuf syllabes, si chers à Verlaine. Tout cela est logé dans des strophes de 4, 6, 10 vers… à rimes plates, embrassées ou croisées. Une strophe appréciée de Baudelaire, celle de cinq vers à deux rimes (a, b, b, a, b), a dû attirer l’attention de Chiha, les trois rimes semblables lui donnant une certaine densité. Nous tombons aussi dans le recueil sur trois sonnets: Il a plu (103) Par les soins apaisés (104), Tu venais à la vie (108). Dans les Poèmes inédits, nous sommes sollicités par des hardiesses qu’on ne croirait pas trouver chez un poète qui a fait ses humanités dans un collège jésuite au début du siècle dernier. Ce qui nous laisse croire que si M. Chiha avait " épuisé (ses) années ", comme il le dit, il aurait composé des poèmes en vers libres ou en versets, dans la vague nouvelle, à l’instar de Rimbaud, de Claudel et de Perse qui avait déjà publié la plus grande partie de ses oeuvres. (M. Chiha est mort en 1954).

Or le choix des mètres et des strophes n’est pas arbitraire. Connaissant à fond la musique classique, il sait varier le rythme depuis le déroulement majestueux de l’alexandrin où enjambements fréquents permettent un déploiement en nappe berceuse: Le grain de sable est seul (39), Je songe sans trahir l’allégresse odorante (4), jusqu’au vers de sept syllabes quand il s’agit par exemple de parler des passions de la nature, Retour à la nature (8), cet impair de sept syllabes traduit par son sautillement estropié les caprices de

La plus merveilleuse boule

Qui dans le ciel vaste roule ()

Un poème célèbre d’ailleurs la puissance de la musique, son caractère enivrant qui la rapproche de la poésie: Chant sans paroles. (Cf. Romances sans paroles, de Verlaine qui a exigé du poète: De la musique avant toute chose)

Ecoutons à présent Chiha parler de musique:

Musique où nage le frisson,

Dans linvisible et pur espace;

Battements dune aile qui passe

Dans son âme à chaque son ! (56)

De la musique nous passons à la peinture: le poète a eu l’occasion de voir les plus grands chefs-d’oeuvre. Sa poésie s’en ressent. Sa connaissance de la peinture lui permet de faire un choix judicieux et une distribution sûre des éléments qui constituent le poème, comme le ferait un peintre pour un tableau, ou comme un décorateur d’une scène de théâtre:

() Ce sera le réveil des rythmes et des formes(2)

Le croissant sur le toit comme un frêle cimier

Les bras ankylosés des oliviers difformes

Et les palmes dansant sous laile des ramiers.(25)

Ne dirait-on pas l’esquisse au crayon d’un tableau impressionniste?

 

Dans ce travail, je ne parlerai pas de l’exploitation à fond des ressources de laprosodie et de la stylistique. Cela nécessiterait une étude autrement plus étoffée qu’un article de revue. Je souligne dès à présent, cependant, deux correspondances de la plus pure source baudelairienne:

()Loin des cris du commun parmi les iridées,

Chantent les parfums, ou chantent les couleurs.(49)

Je sais que les yeux dombre ont désiré la nuit,

Que tes mains ont puisé leau sourde du silence. (57)

 

Elève des Pères Jésuites, il a reçu une éducation classique solide, où le Grand siècle avait la plus grande part. Nous savons que les écoles religieuses du début du XXe siècle, insistaient sur le XVIIe s., bâclaient le XVIIIe comme destructeur; s’arrêtaient au XIXe, au Parnasse, omettant Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Par contre, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld étaient étudiés à fond, et même Pascal ! Les pères, en effet, dans leur sagacité légendaire, avaient eu le temps d’oublier l’auteur des Provinciales, pour ne retenir que celui des Pensées, devenues sources de méditation, mais aussi modèle d’écriture ! M. Chiha a donc découvert personnellement Rimbaud, Verlaine et surtout Baudelaire dont il est particulièrement féru. Il ne l’imite pas servilement, mais il a saisi la théorie des correspondances et l’atmosphère morale dans laquelle baignent Les Fleurs du Mal.

 

De quoi est faite sa poésie? La préface nous éclaire d’abord sur ce sujet. Sa définition est déjà un manifeste et une promesse de ce que sera le recueil. « La poésie, dit-il, est tout ce qui est élévation de l’âme servie par l’harmonie du langage» Elle requiert une «puissance créatrice»; elle offre enfin « à l’homme les moyens intuitifs qui le mènent aux sphères invisibles », autrement dit, le poète est un voyant qui découvre l’invisible et exprime l’inexprimable, comme il le dit:

Que ton coeur se repose et que ta lampe veille! ()

Tu nes plus que ton âme au seuil dune merveille, (!)

Tremblante dexprimer ce qui ne sapprend pas. (35)(1)

Ajoutons que la poésie, pour le chrétien croyant et pratiquant qu’il était, est le moyen idéal de la transcendance, de l’union avec Dieu. C’est une Prière )91).

 

La Maison des Champs aborde donc les thèmes classiques: la nature, l’amour, la grandeur de la poésie, la fuite inexorable du temps et surtout la mort. L’originalité n’étant pas dans le choix des thèmes, mais dans la façon de les exprimer de telle sorte qu’ils le paraissent pour la première fois !

Le recueil s’ouvre sur une série de poèmes inspirés de la nature. Le citadin, qu’est M. Chiha prêche Le retour à la nature, (8) comme s’il s’agissait d’un Départ (7), d’un ressourcement, d’une incorporation au paysage (9). Il est optimiste, il est jeune, il «entend chanter le destin de sa belle voix sonore.» Il nous semble parfois adopter le souhait de Verlaine prêchant

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles()

Il faut insister sur le 4ème poème du recueil, Des mots simples au rythme fol. Nous y trouvons des animaux familiers peints – on dirait – par le Douanier Rousseau:

Le chat, le chien, le boeuf aussi,

Tel que les veut un art naïf,

Les choux épanouis ainsi

Que les peindrait un primitif.

Il faut lire tout le poème pour voir surgir, chez Chiha, une préoccupation audacieuse par rapport à son éducation classique: écrire une poésie constituée d’éléments triviaux appartenant au quotidien: le chevreau, le tournesol, la glycine, les bêtes amoureuses, le chat, le chien, le boeuf, etc… Poésie que nous retrouvons chez des poètes à l’écoute du monde environnant, comme J. Prévert, et un peu plus tard, chez Yves Bonnefoy et Ph. Jaccottet.

Un autre poème, le 3ème des Vers Anciens, Par les monts aux mauves bruyères, nous conforte dans cette poésie du quotidien:

Ma bonne pipe et ses fumées

Me mènent droit où va le vent

Parmi les herbes parfumées

Sous le joyeux soleil levant.(3)

Mais la nature est quelquefois une femme aguichante avec son mouvement de flanc, les sèves dont elle est pleine, troublante, magnifique maîtresse, avant de devenir la mère donnant naissance aux nids et aux blés !

 

Un autre thème, l’amour, disséminé un peu partout, mais occupant surtout une série de poèmes qui commence par Sibylla (14) et aboutit à Dame à la rose (22), fait suite à celui de la nature. Le poète passe par les transports habituels de l’amoureux, ses doutes, ses angoisses, ses joies, etc… La Sibylle devra lui dire si la femme aimée partage son amour. La dernière strophe est celle d’un adolescent qui soudoie la devineresse:

Voici que je ten fais laveu

Pour son baiser, trésor unique

Jemplirai dencens ta tunique ( !)

O Sibylle ! Jai fait ce voeu.

Cela nous fait plaisir de voir le penseur sérieux, l’éditorialiste redresseur de torts, l’un des pères de la Constitution, frémir à l’idée de n’être pas aimé et s’exprimer comme un gamin de 16 ans.

La souffrance, apanage de l’amour, est proclamée comme un axiome dans une strophe où l’on sent l’objectivité scientifique:

Aimer, souffrir. Voici que vous naissez ensemble

Amour et toi douleur, mystérieux jumeaux( )

Source de notre joie, et source de nos maux. (15)

Puis c’est la complainte du prétendu mal-aimé qui déplore la fuite de la jeunesse dans la souffrance:

La vie éclate autour de mon seuil,

Joyeuse et claire, et pour moi méchante. (16)

Les illusions perdues, poème de sept syllabes, rappelle l’ambiance enchantée des Fêtes Galantes (Cf. ci contre); et le poème le matin clair et pur fait écho à «Tristesse d’Olympio " d’Hugo:

Jai suivi le sentier qui conduit au vieux chêne,

Et je me suis assis au bord de la fontaine:

Lieux calmes où la nuit nous surprit tant de fois;

Jai cherché tes doux traits dans leau limpide et lente,

L’écho ma répondu » ton amie est absente«.

Et je suis revenu sans entendre ta voix. (18)

Ce même thème de la solitude, de l’absence, est évoqué dans le poème Philosophie. Le ton y est humoristique, le poète passe en revue les plus grands philosophes et ne reçoit pas de réponse à la question:

Qui me montrerait ma route?

Où trouverai-je la paix?

La réponse est dans la dernière strophe: un déni de la philosophie (!) à l’avantage de la bien-aimée:

Tu vins alors ma petite

Apaiser le hourvari

A cette rime, où jhésite

A mettre ton nom fleuri. (20)

D’ailleurs, pourquoi se défendre contre l’amour, quand c’est un penchant naturel?

Pourtant, je ne saurais respirer si je naime ( )

Seigneur, vous mavez fait un coeur trop grand pour moi (15)

Et l’amour comme la respiration est une condition sine qua non de la vie. Un des poèmes inédits, Lied dans le goût de Schubert (129), - poème de vers de 8 syllabes réguliers mais sans rimes, nous montre le poète déjà avancé en âge, voyant ou croyant voir le visage de l’amante collé à la vitre. L’hallucination est si forte qu’il se demande si c’est vraiment elle, ou " l’ombre de son ombre ". Et le poème se termine par l’amère constatation:

Ah ! ce nest pas ton doux visage

Et sans doute mourrai-je un soir

Avec cette folie au coeur.

Avant de passer au thème central du recueil, La Mort, disons un mot sur le rôle de la poésie, sur les affres de la création mais aussi sur le transport légitime d’avoir trouvé. La plume d’acier que je trempe… (23) a la facture et la transparence (ce n’est pas le but premier de la poésie, mais une étape dans l’évolution) d’un poème du Parnasse. De ce combat titanesque contre le dur métal, le poète sort haletant, épuisé mais vainqueur. Je cite les deux dernières strophes qui suggèrent l’issue victorieuse du combat:

Alors, lacier sombre sargente,

Le cristal est de diamant

Lencre noire, cette indigente,

Sirise comme un firmament;

 

() Alors, épuisé mais vainqueur,

Je compte à ma tempe sonore

Tous les battements de mon coeur.

Miraculeuse transfiguration, ivresse d’une trouvaille après un dur labeur. Mais si la poésie transfigure les choses, ce n’est pas nécessairement pour les rendre belles si elles sont laides. Mais en insistant sur ce qui fait leur essence – belle ou laide – elle leur donne tout le pouvoir de suggestion, qu’elles ont virtuellement et qui attendent l’artiste pour le révéler !

Nous avons cité tout à l’heure deux belles correspondances. Cela nous permet de passer au poète " voyant " qui, par un effort de volonté, métamorphose un paysage d’hiver en celui de printemps. Le magicien qu’est le poète a ce don:

Dans ce paysage dhiver

Cherche le printemps et la joie !(126)

(cf. le poème Paysage de Baudelaire)

 

La théorie du voyant selon M.Chiha est développée dans le poème, justement intitulé, Voir qui termine le recueil. (Sa place lui a été accordée après la mort du poète). C’est une ultime recommandation qu’il semble faire à ses lecteurs. Le ton est impératif même si le verbe est impersonnel: Il faut voir (1er vers) répété au vers 5. Il faut voir avant la tombée du soir, repris plus loin: Mais il faut voir, il faut voir, nos yeux sont faits pour cela? Vers la fin du poème qui est le plus long du recueil, l’injonction est doublée d’une autre préoccupation: Il faut voir, il faut savoir ().

Et ce poème – clausule se termine, lui-même, par le geste humble du chrétien:

Ah ! voir ! rencontrer les traces suprêmes dans lessoufflement

de la divine entreprise.

Tomber aux pieds de Dieu, brisé, pantelant, dans un cri damour

Ainsi conçue, la poésie devient indispensable et sa propension au rêve permet une échappée vers l’idéal, vers l’infini:

Vous êtes dans la course où notre chair se lasse,

Un peu d’éternité qui traverse lespace,

Et sur la terre où lhomme en naissant est banni,

Vos furtives lueurs éclairent linfini.

Car s’il est vrai, selon William Blake, que »tout homme tient l’infini dans le creux de sa main«, il n’est donné néanmoins qu’au grand artiste pour le percevoir, le scruter, l’atteindre et le communiquer.

De la méditation, sur la poésie, le poète passe à la pensée. Un poème inspiré du roseau pensant démontre que la grandeur de l’homme est dans la pensée:

Qui consentirait à vous (pensée) croire

La vaine servante du corps,

Quand aux astres vous allez boire

Sans lapparence dun effort,

Vous qui, lorsque la chair sendort,

Seule, veillez en la nuit noire?

Tout, sans vous serait illusoire !

Poésie et pensée, poésie et philosophie peuvent être intimement associées mariées si l’on peut dire. Le contraire devrait nous étonner, surtout quand on voit Hugo, s’adresser ainsi à Baudelaire dans une lettre du 6 octobre, 1855, "Je comprends toute votre philosophie (car comme tout poète, vous contenez un philosophe)"

De la pensée à la vérité, il n’y a qu’un pas à faire, l’une devant mener à l’autre. Mais la vérité pourrait être fatale à qui la dit, n’a-t-on pas vu Socrate? Un poème y fait allusion, sans le citer:

Ne commets pas cette imprudence

De trop vouloir la vérité:

Le défenseur de l’évidence

Est lennemi de la cité. (69)

Cela ne devrait pas nous étonner . Bien des poètes avaient mêlé à leur poésie une préoccupation philosophique, notamment, métaphysique. Vigny, Hugo, Lamartine et surtout Baudelaire, se sont interrogés sur la destinée de l’homme. D’autre part, pour montrer la légitimité et l’étroite intimité de ces deux activités, la revue Poésie avait consacré le numéro de mai- août 1975 à la poésie philosophique actuelle: René Char, Yves Bonnefoy, Michel Deguy et bien d’autres y figuraient avec des poèmes à l’appui.

Néanmoins, poésie philosophique ne signifie en aucune manière construire un système, défendre une thèse. Elle est pour le poète, dans un retour sur soi, dans une méditation réflexive. C’est, si l’on veut, une poésie pensante.

 

Nous passons enfin au thème de la Mort, principale préoccupation du poète, au point que très peu de poèmes en sont exempts. C’est une obsession, une menace qui pèse sur lui. Elle apparaît sous diverses formes dont celle, inexorable, de la fuite du temps, qu’il voudrait vainement arrêter:

Toi, qui tiens le sablier

Dans mes instants dallégresse,

Ne saurais-tu moublier

Un jour, une heure, ô tristesse ! (13)

Il sent la mort rôder autour de lui, ayant hâte de l’emporter. N’avait-elle pas emporté son père et son grand-père (qui) sont morts sans avoir épuisé leurs années. (100)

La mort, il la sent toujours à l’affût. Elle emprunte dans le recueil l’allure de périphrases expressives: L’ultime voyage (25), Le dernier voyage (42), Le sommeil qui peuple les tombeaux (43), Le pays ténébreux où le corps se dissout (44):

Et quand je men irai, voyageur intrépide

Au pays ténébreux où le corps se dissout,

Jemporterai dans lombre une fraîcheur limpide

Dans un coeur trop humain et qui veut être absous.

Le dernier vers, dans son attachement à sa qualité d’homme » ni ange, ni bête «, nous émeut par son humilité.

La mort apparaît aussi sous la forme d’un cimetière:

() Tout cela finira ()

Sous le calme cyprès et quelques fleurs des champs. (47)

Une image métaphorique pour désigner le séjour des morts, nous donne le frisson par sa brièveté et sa large expressivité: Hôtellerie du silence (132).

Cependant le paradoxe de la mort réside dans sa capacité de délivrance, au point qu’on la souhaite:

Homme ! mieux vaut mourir que de tuer le temps.

Et c’est pourquoi nous sommes invités à l’attendre, comme lui, avec la sérénité de quelqu’un qui sort d’un bal masqué à Venise, où l’on s’est beaucoup amusé:

Chaque soleil couchant tinvite à la retraite

Dans limmense apparat dun bal vénitien;

Pour aller chez les morts, tiens ta gondole prête

Et chante ta chanson sur un air ancien. (47)

N’est-ce pas plutôt la barque de Charon?

Là où les ravages du temps se font sentir, c’est sur les vieilles courtisanes qui "aimèrent tant en leurs belles années" dit pudiquement le poète, dans Les vieilles pécheresses (78), poème dédié à Hector Klat. Le ton est d’une véhémence baudelairienne: elles croupissent dans la vaste solitude, bienfait ailleurs, malédiction ici. La troisième strophe est cruelle de réalisme et de justesse:

Le silence se fit alors sur leurs décombres, (!)

Sur leur retentissante et défunte beauté;

Au milieu des vivants, elles furent des ombres,

Sans le consentement de leur coeur irrité.

La mort, nous l’avons dit, est exprimée d’une manière métonymique par le voyage. Le vieil adage ne disait-il pas " Partir, c’est mourir un peu? " D’ailleurs, pour le poète: Un départ est toujours un essai de la mort (59). Après avoir passé sa vie en aventures, en recherche de la fortune, en voyages, en risques, en souhaits avortés ou réalisés… il est temps d’aspirer au dernier voyage, sans retour. Le fuyard (121) est la plus belle illustration de ce souhait. On croit voyager pour oublier, mais c’est impossible, car on aboutit à une constatation: rien ne peut nous apaiser que la mort, le dernier voyage…

C’est l’un des poèmes où l’influence baudelairienne se fait le plus sentir. Mais la mort est si présente dans l’oeuvre de M. Chiha, que, pour réparer cette rupture, pour en diminuer le douloureux impact, des liens invisibles mais évidents se tissent entre les vivants et les morts. Une espèce de continuité, de solidarité intime – ultime consolation, peut-être – lie nos morts vivants par le souvenir – à notre présent. Idée rencontrée dans plus d’un poème:

Vous demeurez pour moi tangibles ()

Si bien que vivant avec vous,

Sensible à vos voix émouvantes,

Jentretiens sur vos traits si doux

La chaleur des choses vivantes. (52)

Le poème Deux Novembre (82), jour de la commémoration des morts, est explicite:

Nous sommes ton passé, revenu sous ton toit.

Même idée obsédante dans Récit (120) où l’on voit se regrouper autour de la vieille grand-mère, tous les parents défunts:

Tous ceux de la maison qui sen étaient allés

Pour un très long voyage en pays inconnu

Doù lon croyait quils ne retourneraient jamais

Sont là…

Ce qui paraît être une question dans le dernier vers du poème:

Ce qui fut une fois peut-il vraiment mourir?

est plutôt une affirmation que les morts ne le sont pas définitivement !

 

L’obsession de la mort, imminente à chaque moment, est annoncée dans le poème La vigne est dépouillée et mon coeur est à nu (123) par trois messagers; aussi faut-il l’attendre. Premier messager, un hôte ordinaire

(qui) parlera de mort en remplissant son verre.

Deuxième messager, serait-ce un poète, un prophète?

Quel messager en pleurs chantera la chanson

De ceux-là qui sen vont reposer sous la terre?

Comment peut – on mieux que cette admirable périphrase, montrer à la fois la solitude des morts et l’angoisse des vivants?

Troisième messager, un envoyé du ciel, un ange?

Quel envoyé des dieux viendra ce soir vers nous?

Ces trois avertissements ne suffisent-ils pas?

 

Enfin, l’un des poèmes les plus lugubres, évoquant la Mort est Le Banquet (58(: atmosphère fantastique, terrifiante. Des revenants – le sont-ils? Ne sont-ils pas plutôt vivants? – sont assis autour d’une table où boissons fortes et plats sont étalés. Le poème se termine par le retour de ces étranges convives à leur place habituelle, au tombeau. On aurait dit une danse macabre:

On les vit jusqu’à laube épuiser leur misère:

Les larmes remplissant les coupes à pleins bords;

Puis la troupe en dansant sen fut au cimetière.

Naurez-vous pas pitié, Seigneur! de tous ces morts?

En guise de conclusion, à cet essai de lecture rapide, certaines remarques s’imposent. L’œuvre poétique de M. Chiha est inséparable de celle, en prose. Si paradoxal que cela paraisse, toutes les deux s’inspirent de la même source, sont de la même étoffe. Lucidité, analyse rationnelle et objective dans l’une; lyrisme, sentiments mais méditation dans l’autre. Si, comme nous l’avons dit, sa prose est teintée de poésie, son oeuvre poétique est fortement imprégnée de pensée. Des poèmes comme Introspection (38), Philosophie (20), O périples de la pensée (67) etc… sont suffisamment probants. Pourquoi s’étonner? Pascal qu’il admire n’était-il pas mathématicien, physicien, penseur et poète? Deux poèmes dans le recueil de Chiha sont placés sous l’égide du sublime auteur des Pensées: Quel est le taciturne amour (55) a pour en-tête, Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie; O périples de la pensée (67) a pour frontispice: le roseau pensant.

La seconde remarque consiste à dire que la vaste culture de Chiha lui a permis de suivre le chemin tracé par de grands devanciers, tout en gardant son originalité. Tel est, d’ailleurs,m l’itinéraire ordinaire de tout artiste: assimiler ses connaissances jusqu’à ce qu’elles deviennent siennes et en faire une source d’inspiration.

Enfin, si la poésie depuis son existence chez les Sumériens était conçue comme unm chant, une prière adressée aux dieux et qu’elle fût par définition, transcendantale, puisqu’elle chante l’en-haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, il lui arrive de " descendre ", de devenir Chants d’en-bas, selon Ph. Jaccottet. Elle ne dédaigne pas de saisir, au passage, la réalité banale et quotidienne, lui accordant une place importante dans la république des lettres. Comme le roman, le théâtre et les arts plastiques et grâce à sa souplesse, la poésie peut envahir les domaines les plus variés. Michel Chiha en est conscient et il l’a prouvé. Citons dans un poème où il s’adresse à l’aimée sur un ton boudeur - on y voit le rôle des animaux familiers qui partagent son ennui: Maintenant je t’écris (19):

Autour de moi, le chien sennuie et se déplace;

Le chat est malheureux de voir vide ta place

 

Il me reste à souhaiter que l’oeuvre du Penseur-poète soit éditée et largement diffusée. Nous avons, plus que jamais, besoin de cette leçon d’ "élévation de l’âme ". Plût à Dieu que ce souhait devînt réalité !

 

 

LES ILLUSIONS PERDUES

Sur la toile de Charles Gleyre, au Louvre

 

Dans la barque aux blanches voiles,

Sur la mer céruléenne,

Au lever lent des étoiles,

S’en va la troupe sereine

Des illusions perdues;

Jeunes femmes, beautés calmes,

Parmi les teintes fondues

Des tuniques et des palmes.

Formes claires et légères,

Quand s’évanouit le songe,

S’éloignent les messagères

Lumineuses du mensonge.

L’amour rieur, tient la rame,

Couronné de violettes,

Héros candide du drame,

Sourd à l’appel des poètes;

Il emmène au clair de lune,

De moire et d’argent vêtues,

Gloire, Jeunesse, Fortune…

Les sirènes se sont tues,

Et l’homme est seul sur la grève,

Courbé sous le poids de l’ombre

Il vient d’enterrer son rêve:

La mer est de marbre sombre…

 

Michel Chiha

  1. Comme le sujet est, à ma connaissance, inédit, j’ai préféré donner à ce travail une allure de défrichage, en privilégiant les citations pour aider lelecteur à suivre l’évolution poétique de M. Chiha. L’étude se réfère au livre paru en seconde édition, en 1965, onze ans après la mort du poète.
  2. C’est moi qui souligne.
  3. Il est vrai qu’à l’époque, son ami Charles Corm faisait l’éloge de la cigarette dans un sonnet parnassien.

 

Michel Chiha, poète

Victor HachemMichel Chiha, poète(1)

Poète, M. Chiha? Tout le monde sait que ce grand maître à penser cet homme singulièrement intelligent et lucide, cultivé et grand humaniste, aux jugements intègres qu’il s’agisse de ses éditoriaux, de ses Propos du dimanche ou des essais, que cet écrivain a marqué sa prose d’une teinte évidente de poésie. D’ailleurs, on ne peut avoir sa vision lumineuse sans être poète. Ce dernier n’est-il pas, par définition, celui qui accorde à l’imagination – «la plus intelligente des facultés» - une grande place dans toute oeuvre créatrice? N’est-il pas celui pour lequel

() est ouvert

Lempire familier des ténèbres futures(?).

Et quand on apprend, sur le tard que le grand penseur a publié un recueil de poésie en bonne et due forme, exploitant en maître les richesses de la prosodie classique et la débordant en poèmes libres, cela ne nous étonne pas outre mesure. Il est vrai cependant que par rapport à tout ce qu’il a écrit, sa poésie versifiée tient dans un recueil de 130 pages, intitulé La Maison des Champs, subdivisé en trois parties:Vers anciens, Impressions de Paris, La Nouvelle moisson, auxquelles une quatrième partie a été ajoutée après la mort du poète, Poèmes inédits. Nous y trouvons la plupart des mètres courants, l’octosyllabe, le décasyllabe, et surtout le majestueux alexandrin, l’instrument de la tragédie et de la comédie classiques. Nous y trouvons aussi des vers impairs de sept et de neuf syllabes, si chers à Verlaine. Tout cela est logé dans des strophes de 4, 6, 10 vers… à rimes plates, embrassées ou croisées. Une strophe appréciée de Baudelaire, celle de cinq vers à deux rimes (a, b, b, a, b), a dû attirer l’attention de Chiha, les trois rimes semblables lui donnant une certaine densité. Nous tombons aussi dans le recueil sur trois sonnets: Il a plu (103) Par les soins apaisés (104), Tu venais à la vie (108). Dans les Poèmes inédits, nous sommes sollicités par des hardiesses qu’on ne croirait pas trouver chez un poète qui a fait ses humanités dans un collège jésuite au début du siècle dernier. Ce qui nous laisse croire que si M. Chiha avait " épuisé (ses) années ", comme il le dit, il aurait composé des poèmes en vers libres ou en versets, dans la vague nouvelle, à l’instar de Rimbaud, de Claudel et de Perse qui avait déjà publié la plus grande partie de ses oeuvres. (M. Chiha est mort en 1954).

Or le choix des mètres et des strophes n’est pas arbitraire. Connaissant à fond la musique classique, il sait varier le rythme depuis le déroulement majestueux de l’alexandrin où enjambements fréquents permettent un déploiement en nappe berceuse: Le grain de sable est seul (39), Je songe sans trahir l’allégresse odorante (4), jusqu’au vers de sept syllabes quand il s’agit par exemple de parler des passions de la nature, Retour à la nature (8), cet impair de sept syllabes traduit par son sautillement estropié les caprices de

La plus merveilleuse boule

Qui dans le ciel vaste roule ()

Un poème célèbre d’ailleurs la puissance de la musique, son caractère enivrant qui la rapproche de la poésie: Chant sans paroles. (Cf. Romances sans paroles, de Verlaine qui a exigé du poète: De la musique avant toute chose)

Ecoutons à présent Chiha parler de musique:

Musique où nage le frisson,

Dans linvisible et pur espace;

Battements dune aile qui passe

Dans son âme à chaque son ! (56)

De la musique nous passons à la peinture: le poète a eu l’occasion de voir les plus grands chefs-d’oeuvre. Sa poésie s’en ressent. Sa connaissance de la peinture lui permet de faire un choix judicieux et une distribution sûre des éléments qui constituent le poème, comme le ferait un peintre pour un tableau, ou comme un décorateur d’une scène de théâtre:

() Ce sera le réveil des rythmes et des formes(2)

Le croissant sur le toit comme un frêle cimier

Les bras ankylosés des oliviers difformes

Et les palmes dansant sous laile des ramiers.(25)

Ne dirait-on pas l’esquisse au crayon d’un tableau impressionniste?

 

Dans ce travail, je ne parlerai pas de l’exploitation à fond des ressources de laprosodie et de la stylistique. Cela nécessiterait une étude autrement plus étoffée qu’un article de revue. Je souligne dès à présent, cependant, deux correspondances de la plus pure source baudelairienne:

()Loin des cris du commun parmi les iridées,

Chantent les parfums, ou chantent les couleurs.(49)

Je sais que les yeux dombre ont désiré la nuit,

Que tes mains ont puisé leau sourde du silence. (57)

 

Elève des Pères Jésuites, il a reçu une éducation classique solide, où le Grand siècle avait la plus grande part. Nous savons que les écoles religieuses du début du XXe siècle, insistaient sur le XVIIe s., bâclaient le XVIIIe comme destructeur; s’arrêtaient au XIXe, au Parnasse, omettant Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Par contre, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld étaient étudiés à fond, et même Pascal ! Les pères, en effet, dans leur sagacité légendaire, avaient eu le temps d’oublier l’auteur des Provinciales, pour ne retenir que celui des Pensées, devenues sources de méditation, mais aussi modèle d’écriture ! M. Chiha a donc découvert personnellement Rimbaud, Verlaine et surtout Baudelaire dont il est particulièrement féru. Il ne l’imite pas servilement, mais il a saisi la théorie des correspondances et l’atmosphère morale dans laquelle baignent Les Fleurs du Mal.

 

De quoi est faite sa poésie? La préface nous éclaire d’abord sur ce sujet. Sa définition est déjà un manifeste et une promesse de ce que sera le recueil. « La poésie, dit-il, est tout ce qui est élévation de l’âme servie par l’harmonie du langage» Elle requiert une «puissance créatrice»; elle offre enfin « à l’homme les moyens intuitifs qui le mènent aux sphères invisibles », autrement dit, le poète est un voyant qui découvre l’invisible et exprime l’inexprimable, comme il le dit:

Que ton coeur se repose et que ta lampe veille! ()

Tu nes plus que ton âme au seuil dune merveille, (!)

Tremblante dexprimer ce qui ne sapprend pas. (35)(1)

Ajoutons que la poésie, pour le chrétien croyant et pratiquant qu’il était, est le moyen idéal de la transcendance, de l’union avec Dieu. C’est une Prière )91).

 

La Maison des Champs aborde donc les thèmes classiques: la nature, l’amour, la grandeur de la poésie, la fuite inexorable du temps et surtout la mort. L’originalité n’étant pas dans le choix des thèmes, mais dans la façon de les exprimer de telle sorte qu’ils le paraissent pour la première fois !

Le recueil s’ouvre sur une série de poèmes inspirés de la nature. Le citadin, qu’est M. Chiha prêche Le retour à la nature, (8) comme s’il s’agissait d’un Départ (7), d’un ressourcement, d’une incorporation au paysage (9). Il est optimiste, il est jeune, il «entend chanter le destin de sa belle voix sonore.» Il nous semble parfois adopter le souhait de Verlaine prêchant

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles()

Il faut insister sur le 4ème poème du recueil, Des mots simples au rythme fol. Nous y trouvons des animaux familiers peints – on dirait – par le Douanier Rousseau:

Le chat, le chien, le boeuf aussi,

Tel que les veut un art naïf,

Les choux épanouis ainsi

Que les peindrait un primitif.

Il faut lire tout le poème pour voir surgir, chez Chiha, une préoccupation audacieuse par rapport à son éducation classique: écrire une poésie constituée d’éléments triviaux appartenant au quotidien: le chevreau, le tournesol, la glycine, les bêtes amoureuses, le chat, le chien, le boeuf, etc… Poésie que nous retrouvons chez des poètes à l’écoute du monde environnant, comme J. Prévert, et un peu plus tard, chez Yves Bonnefoy et Ph. Jaccottet.

Un autre poème, le 3ème des Vers Anciens, Par les monts aux mauves bruyères, nous conforte dans cette poésie du quotidien:

Ma bonne pipe et ses fumées

Me mènent droit où va le vent

Parmi les herbes parfumées

Sous le joyeux soleil levant.(3)

Mais la nature est quelquefois une femme aguichante avec son mouvement de flanc, les sèves dont elle est pleine, troublante, magnifique maîtresse, avant de devenir la mère donnant naissance aux nids et aux blés !

 

Un autre thème, l’amour, disséminé un peu partout, mais occupant surtout une série de poèmes qui commence par Sibylla (14) et aboutit à Dame à la rose (22), fait suite à celui de la nature. Le poète passe par les transports habituels de l’amoureux, ses doutes, ses angoisses, ses joies, etc… La Sibylle devra lui dire si la femme aimée partage son amour. La dernière strophe est celle d’un adolescent qui soudoie la devineresse:

Voici que je ten fais laveu

Pour son baiser, trésor unique

Jemplirai dencens ta tunique ( !)

O Sibylle ! Jai fait ce voeu.

Cela nous fait plaisir de voir le penseur sérieux, l’éditorialiste redresseur de torts, l’un des pères de la Constitution, frémir à l’idée de n’être pas aimé et s’exprimer comme un gamin de 16 ans.

La souffrance, apanage de l’amour, est proclamée comme un axiome dans une strophe où l’on sent l’objectivité scientifique:

Aimer, souffrir. Voici que vous naissez ensemble

Amour et toi douleur, mystérieux jumeaux( )

Source de notre joie, et source de nos maux. (15)

Puis c’est la complainte du prétendu mal-aimé qui déplore la fuite de la jeunesse dans la souffrance:

La vie éclate autour de mon seuil,

Joyeuse et claire, et pour moi méchante. (16)

Les illusions perdues, poème de sept syllabes, rappelle l’ambiance enchantée des Fêtes Galantes (Cf. ci contre); et le poème le matin clair et pur fait écho à «Tristesse d’Olympio " d’Hugo:

Jai suivi le sentier qui conduit au vieux chêne,

Et je me suis assis au bord de la fontaine:

Lieux calmes où la nuit nous surprit tant de fois;

Jai cherché tes doux traits dans leau limpide et lente,

L’écho ma répondu » ton amie est absente«.

Et je suis revenu sans entendre ta voix. (18)

Ce même thème de la solitude, de l’absence, est évoqué dans le poème Philosophie. Le ton y est humoristique, le poète passe en revue les plus grands philosophes et ne reçoit pas de réponse à la question:

Qui me montrerait ma route?

Où trouverai-je la paix?

La réponse est dans la dernière strophe: un déni de la philosophie (!) à l’avantage de la bien-aimée:

Tu vins alors ma petite

Apaiser le hourvari

A cette rime, où jhésite

A mettre ton nom fleuri. (20)

D’ailleurs, pourquoi se défendre contre l’amour, quand c’est un penchant naturel?

Pourtant, je ne saurais respirer si je naime ( )

Seigneur, vous mavez fait un coeur trop grand pour moi (15)

Et l’amour comme la respiration est une condition sine qua non de la vie. Un des poèmes inédits, Lied dans le goût de Schubert (129), - poème de vers de 8 syllabes réguliers mais sans rimes, nous montre le poète déjà avancé en âge, voyant ou croyant voir le visage de l’amante collé à la vitre. L’hallucination est si forte qu’il se demande si c’est vraiment elle, ou " l’ombre de son ombre ". Et le poème se termine par l’amère constatation:

Ah ! ce nest pas ton doux visage

Et sans doute mourrai-je un soir

Avec cette folie au coeur.

Avant de passer au thème central du recueil, La Mort, disons un mot sur le rôle de la poésie, sur les affres de la création mais aussi sur le transport légitime d’avoir trouvé. La plume d’acier que je trempe… (23) a la facture et la transparence (ce n’est pas le but premier de la poésie, mais une étape dans l’évolution) d’un poème du Parnasse. De ce combat titanesque contre le dur métal, le poète sort haletant, épuisé mais vainqueur. Je cite les deux dernières strophes qui suggèrent l’issue victorieuse du combat:

Alors, lacier sombre sargente,

Le cristal est de diamant

Lencre noire, cette indigente,

Sirise comme un firmament;

 

() Alors, épuisé mais vainqueur,

Je compte à ma tempe sonore

Tous les battements de mon coeur.

Miraculeuse transfiguration, ivresse d’une trouvaille après un dur labeur. Mais si la poésie transfigure les choses, ce n’est pas nécessairement pour les rendre belles si elles sont laides. Mais en insistant sur ce qui fait leur essence – belle ou laide – elle leur donne tout le pouvoir de suggestion, qu’elles ont virtuellement et qui attendent l’artiste pour le révéler !

Nous avons cité tout à l’heure deux belles correspondances. Cela nous permet de passer au poète " voyant " qui, par un effort de volonté, métamorphose un paysage d’hiver en celui de printemps. Le magicien qu’est le poète a ce don:

Dans ce paysage dhiver

Cherche le printemps et la joie !(126)

(cf. le poème Paysage de Baudelaire)

 

La théorie du voyant selon M.Chiha est développée dans le poème, justement intitulé, Voir qui termine le recueil. (Sa place lui a été accordée après la mort du poète). C’est une ultime recommandation qu’il semble faire à ses lecteurs. Le ton est impératif même si le verbe est impersonnel: Il faut voir (1er vers) répété au vers 5. Il faut voir avant la tombée du soir, repris plus loin: Mais il faut voir, il faut voir, nos yeux sont faits pour cela? Vers la fin du poème qui est le plus long du recueil, l’injonction est doublée d’une autre préoccupation: Il faut voir, il faut savoir ().

Et ce poème – clausule se termine, lui-même, par le geste humble du chrétien:

Ah ! voir ! rencontrer les traces suprêmes dans lessoufflement

de la divine entreprise.

Tomber aux pieds de Dieu, brisé, pantelant, dans un cri damour

Ainsi conçue, la poésie devient indispensable et sa propension au rêve permet une échappée vers l’idéal, vers l’infini:

Vous êtes dans la course où notre chair se lasse,

Un peu d’éternité qui traverse lespace,

Et sur la terre où lhomme en naissant est banni,

Vos furtives lueurs éclairent linfini.

Car s’il est vrai, selon William Blake, que »tout homme tient l’infini dans le creux de sa main«, il n’est donné néanmoins qu’au grand artiste pour le percevoir, le scruter, l’atteindre et le communiquer.

De la méditation, sur la poésie, le poète passe à la pensée. Un poème inspiré du roseau pensant démontre que la grandeur de l’homme est dans la pensée:

Qui consentirait à vous (pensée) croire

La vaine servante du corps,

Quand aux astres vous allez boire

Sans lapparence dun effort,

Vous qui, lorsque la chair sendort,

Seule, veillez en la nuit noire?

Tout, sans vous serait illusoire !

Poésie et pensée, poésie et philosophie peuvent être intimement associées mariées si l’on peut dire. Le contraire devrait nous étonner, surtout quand on voit Hugo, s’adresser ainsi à Baudelaire dans une lettre du 6 octobre, 1855, "Je comprends toute votre philosophie (car comme tout poète, vous contenez un philosophe)"

De la pensée à la vérité, il n’y a qu’un pas à faire, l’une devant mener à l’autre. Mais la vérité pourrait être fatale à qui la dit, n’a-t-on pas vu Socrate? Un poème y fait allusion, sans le citer:

Ne commets pas cette imprudence

De trop vouloir la vérité:

Le défenseur de l’évidence

Est lennemi de la cité. (69)

Cela ne devrait pas nous étonner . Bien des poètes avaient mêlé à leur poésie une préoccupation philosophique, notamment, métaphysique. Vigny, Hugo, Lamartine et surtout Baudelaire, se sont interrogés sur la destinée de l’homme. D’autre part, pour montrer la légitimité et l’étroite intimité de ces deux activités, la revue Poésie avait consacré le numéro de mai- août 1975 à la poésie philosophique actuelle: René Char, Yves Bonnefoy, Michel Deguy et bien d’autres y figuraient avec des poèmes à l’appui.

Néanmoins, poésie philosophique ne signifie en aucune manière construire un système, défendre une thèse. Elle est pour le poète, dans un retour sur soi, dans une méditation réflexive. C’est, si l’on veut, une poésie pensante.

 

Nous passons enfin au thème de la Mort, principale préoccupation du poète, au point que très peu de poèmes en sont exempts. C’est une obsession, une menace qui pèse sur lui. Elle apparaît sous diverses formes dont celle, inexorable, de la fuite du temps, qu’il voudrait vainement arrêter:

Toi, qui tiens le sablier

Dans mes instants dallégresse,

Ne saurais-tu moublier

Un jour, une heure, ô tristesse ! (13)

Il sent la mort rôder autour de lui, ayant hâte de l’emporter. N’avait-elle pas emporté son père et son grand-père (qui) sont morts sans avoir épuisé leurs années. (100)

La mort, il la sent toujours à l’affût. Elle emprunte dans le recueil l’allure de périphrases expressives: L’ultime voyage (25), Le dernier voyage (42), Le sommeil qui peuple les tombeaux (43), Le pays ténébreux où le corps se dissout (44):

Et quand je men irai, voyageur intrépide

Au pays ténébreux où le corps se dissout,

Jemporterai dans lombre une fraîcheur limpide

Dans un coeur trop humain et qui veut être absous.

Le dernier vers, dans son attachement à sa qualité d’homme » ni ange, ni bête «, nous émeut par son humilité.

La mort apparaît aussi sous la forme d’un cimetière:

() Tout cela finira ()

Sous le calme cyprès et quelques fleurs des champs. (47)

Une image métaphorique pour désigner le séjour des morts, nous donne le frisson par sa brièveté et sa large expressivité: Hôtellerie du silence (132).

Cependant le paradoxe de la mort réside dans sa capacité de délivrance, au point qu’on la souhaite:

Homme ! mieux vaut mourir que de tuer le temps.

Et c’est pourquoi nous sommes invités à l’attendre, comme lui, avec la sérénité de quelqu’un qui sort d’un bal masqué à Venise, où l’on s’est beaucoup amusé:

Chaque soleil couchant tinvite à la retraite

Dans limmense apparat dun bal vénitien;

Pour aller chez les morts, tiens ta gondole prête

Et chante ta chanson sur un air ancien. (47)

N’est-ce pas plutôt la barque de Charon?

Là où les ravages du temps se font sentir, c’est sur les vieilles courtisanes qui "aimèrent tant en leurs belles années" dit pudiquement le poète, dans Les vieilles pécheresses (78), poème dédié à Hector Klat. Le ton est d’une véhémence baudelairienne: elles croupissent dans la vaste solitude, bienfait ailleurs, malédiction ici. La troisième strophe est cruelle de réalisme et de justesse:

Le silence se fit alors sur leurs décombres, (!)

Sur leur retentissante et défunte beauté;

Au milieu des vivants, elles furent des ombres,

Sans le consentement de leur coeur irrité.

La mort, nous l’avons dit, est exprimée d’une manière métonymique par le voyage. Le vieil adage ne disait-il pas " Partir, c’est mourir un peu? " D’ailleurs, pour le poète: Un départ est toujours un essai de la mort (59). Après avoir passé sa vie en aventures, en recherche de la fortune, en voyages, en risques, en souhaits avortés ou réalisés… il est temps d’aspirer au dernier voyage, sans retour. Le fuyard (121) est la plus belle illustration de ce souhait. On croit voyager pour oublier, mais c’est impossible, car on aboutit à une constatation: rien ne peut nous apaiser que la mort, le dernier voyage…

C’est l’un des poèmes où l’influence baudelairienne se fait le plus sentir. Mais la mort est si présente dans l’oeuvre de M. Chiha, que, pour réparer cette rupture, pour en diminuer le douloureux impact, des liens invisibles mais évidents se tissent entre les vivants et les morts. Une espèce de continuité, de solidarité intime – ultime consolation, peut-être – lie nos morts vivants par le souvenir – à notre présent. Idée rencontrée dans plus d’un poème:

Vous demeurez pour moi tangibles ()

Si bien que vivant avec vous,

Sensible à vos voix émouvantes,

Jentretiens sur vos traits si doux

La chaleur des choses vivantes. (52)

Le poème Deux Novembre (82), jour de la commémoration des morts, est explicite:

Nous sommes ton passé, revenu sous ton toit.

Même idée obsédante dans Récit (120) où l’on voit se regrouper autour de la vieille grand-mère, tous les parents défunts:

Tous ceux de la maison qui sen étaient allés

Pour un très long voyage en pays inconnu

Doù lon croyait quils ne retourneraient jamais

Sont là…

Ce qui paraît être une question dans le dernier vers du poème:

Ce qui fut une fois peut-il vraiment mourir?

est plutôt une affirmation que les morts ne le sont pas définitivement !

 

L’obsession de la mort, imminente à chaque moment, est annoncée dans le poème La vigne est dépouillée et mon coeur est à nu (123) par trois messagers; aussi faut-il l’attendre. Premier messager, un hôte ordinaire

(qui) parlera de mort en remplissant son verre.

Deuxième messager, serait-ce un poète, un prophète?

Quel messager en pleurs chantera la chanson

De ceux-là qui sen vont reposer sous la terre?

Comment peut – on mieux que cette admirable périphrase, montrer à la fois la solitude des morts et l’angoisse des vivants?

Troisième messager, un envoyé du ciel, un ange?

Quel envoyé des dieux viendra ce soir vers nous?

Ces trois avertissements ne suffisent-ils pas?

 

Enfin, l’un des poèmes les plus lugubres, évoquant la Mort est Le Banquet (58(: atmosphère fantastique, terrifiante. Des revenants – le sont-ils? Ne sont-ils pas plutôt vivants? – sont assis autour d’une table où boissons fortes et plats sont étalés. Le poème se termine par le retour de ces étranges convives à leur place habituelle, au tombeau. On aurait dit une danse macabre:

On les vit jusqu’à laube épuiser leur misère:

Les larmes remplissant les coupes à pleins bords;

Puis la troupe en dansant sen fut au cimetière.

Naurez-vous pas pitié, Seigneur! de tous ces morts?

En guise de conclusion, à cet essai de lecture rapide, certaines remarques s’imposent. L’œuvre poétique de M. Chiha est inséparable de celle, en prose. Si paradoxal que cela paraisse, toutes les deux s’inspirent de la même source, sont de la même étoffe. Lucidité, analyse rationnelle et objective dans l’une; lyrisme, sentiments mais méditation dans l’autre. Si, comme nous l’avons dit, sa prose est teintée de poésie, son oeuvre poétique est fortement imprégnée de pensée. Des poèmes comme Introspection (38), Philosophie (20), O périples de la pensée (67) etc… sont suffisamment probants. Pourquoi s’étonner? Pascal qu’il admire n’était-il pas mathématicien, physicien, penseur et poète? Deux poèmes dans le recueil de Chiha sont placés sous l’égide du sublime auteur des Pensées: Quel est le taciturne amour (55) a pour en-tête, Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie; O périples de la pensée (67) a pour frontispice: le roseau pensant.

La seconde remarque consiste à dire que la vaste culture de Chiha lui a permis de suivre le chemin tracé par de grands devanciers, tout en gardant son originalité. Tel est, d’ailleurs,m l’itinéraire ordinaire de tout artiste: assimiler ses connaissances jusqu’à ce qu’elles deviennent siennes et en faire une source d’inspiration.

Enfin, si la poésie depuis son existence chez les Sumériens était conçue comme unm chant, une prière adressée aux dieux et qu’elle fût par définition, transcendantale, puisqu’elle chante l’en-haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, il lui arrive de " descendre ", de devenir Chants d’en-bas, selon Ph. Jaccottet. Elle ne dédaigne pas de saisir, au passage, la réalité banale et quotidienne, lui accordant une place importante dans la république des lettres. Comme le roman, le théâtre et les arts plastiques et grâce à sa souplesse, la poésie peut envahir les domaines les plus variés. Michel Chiha en est conscient et il l’a prouvé. Citons dans un poème où il s’adresse à l’aimée sur un ton boudeur - on y voit le rôle des animaux familiers qui partagent son ennui: Maintenant je t’écris (19):

Autour de moi, le chien sennuie et se déplace;

Le chat est malheureux de voir vide ta place

 

Il me reste à souhaiter que l’oeuvre du Penseur-poète soit éditée et largement diffusée. Nous avons, plus que jamais, besoin de cette leçon d’ "élévation de l’âme ". Plût à Dieu que ce souhait devînt réalité !

 

 

LES ILLUSIONS PERDUES

Sur la toile de Charles Gleyre, au Louvre

 

Dans la barque aux blanches voiles,

Sur la mer céruléenne,

Au lever lent des étoiles,

S’en va la troupe sereine

Des illusions perdues;

Jeunes femmes, beautés calmes,

Parmi les teintes fondues

Des tuniques et des palmes.

Formes claires et légères,

Quand s’évanouit le songe,

S’éloignent les messagères

Lumineuses du mensonge.

L’amour rieur, tient la rame,

Couronné de violettes,

Héros candide du drame,

Sourd à l’appel des poètes;

Il emmène au clair de lune,

De moire et d’argent vêtues,

Gloire, Jeunesse, Fortune…

Les sirènes se sont tues,

Et l’homme est seul sur la grève,

Courbé sous le poids de l’ombre

Il vient d’enterrer son rêve:

La mer est de marbre sombre…

 

Michel Chiha

  1. Comme le sujet est, à ma connaissance, inédit, j’ai préféré donner à ce travail une allure de défrichage, en privilégiant les citations pour aider lelecteur à suivre l’évolution poétique de M. Chiha. L’étude se réfère au livre paru en seconde édition, en 1965, onze ans après la mort du poète.
  2. C’est moi qui souligne.
  3. Il est vrai qu’à l’époque, son ami Charles Corm faisait l’éloge de la cigarette dans un sonnet parnassien.