Analyse de « L’Horloge » de Baudelaire

photo de Dr Georges Damien Faculté des Lettres Université LibanaiseAnalyse de « L’Horloge » de Baudelaire

 

 

 

1-Mise au point théorique
La lecture des poèmes n’est pas toujours facile; on peut même dire que les poèmes sont souvent difficiles à comprendre.Cette difficulté tient à deux facteurs: une syntaxe un peu alambiquée et des figures de style qui ne livrent pas facilement leur sens. On peut donc parler de deux sortes d’obscurités: des obscurités syntaxiques et des obscurités rhétorico-sémantiques, c’est-à-dire les obscurités des figures de style se rapportant au sens  comme les métaphores, les métonymies, les allégories, etc.
Les obscurités syntaxiques sont dues aux phénomènes suivants: les appositions qu’on peut parfois confondre avec les apostrophes, les disjonctions, les inversions, les ellipses et les constructions emphatiques. La plupart de ces phénomènes sont connus à l’exception peut-être de deux: les disjonctions et les constructions emphatiques. A vrai dire, on connaît bien le premier, mais peut-être sous un autre nom. Il s’agit d’arrêter le cours normal d’une phrase pour y insérer une proposition ou un groupe nominal ou verbal séparant ainsi le verbe de son sujet ou le verbe de son complément d’objet … On a appelé ce phénomène disjonction, car il disjoint des mots ou des groupes qui sont normalement très soudés, étroitement unis.
Le deuxième phénomène consiste à annoncer, par un pronom, un groupe nominal relégué par la suite à la fin d’une phrase ou bien de reprendre, toujours par un pronom, un groupe nominal placé au début de la phrase. Ce double procédé est appelé en linguistique cataphore et anaphore.
                Exemple tiré d’un poème de Baudelaire:
                Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
                 Mon esprit les retrouve en lui …
                                                                                                        ( « Obsession », Les Fleurs du Mal )


Concernant l’apposition, il s’agit surtout de la juxtaposition d’un nom ou d’un groupe nominal et d’un autre nom ou groupe nominal se référant au même individu, au même animal, à la même chose …
              Ex.: François Hollande, le Président de la République française, a visité le Liban.
                     Yeux, lacs où je baigne ma tristesse …


Parfois, une apposition ressemble tellement à l’apostrophe qu’on peut facilement prendre l’une pour l’autre. Ainsi dans le poème que nous allons analyser, "mortel folâtre", est une apostrophe:
                     Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues …

Dans un texte aussi imagé que le poème, on peut lire ce groupe nominal comme une apposition à "minutes", surtout qu’il est séparé de ce nom par des virgules (comme l’est d’ailleurs l’apostrophe). Mais le sens global du poème et celui du groupe lui-même, exige la lecture du groupe comme étant une apostrophe ….

Les obscurités rhétorico-sémantiques sont surtout dues aux métaphores, aux métonymies et synecdoques et autres figures de sens dans la mesure où celles-ci comportent ou supposent ce qu’on appelle des "transferts de sens".

Pour rendre la lecture d’un poème plus claire, il faut relever ces transferts et en expliquer le fonctionnement ou la valeur.


       2. Application: l’analyse du poème L’Horloge


Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: « Souviens-toi !»
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
( Mon gosier de métal parle toutes les langues. )
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même ( oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

2.1. La lecture syntaxique du poème
2.1.1. Les disjonctions

Les disjonctions du poème ne sont pas nombreuses et sont assez courtes.
Elles séparent le verbe de son sujet:
3 Les vibrantes douleurs – dans ton coeur plein d’effroi – Se planteront bientôt …
15 Les minutes––, mortel folâtre,–– sont des gangues …

2.1.2. Les apostrophes
Elles sont au nombre de quatre: Horloge ! (v. 1), prodigue (v. 13), mortel folâtre (v. 15), vieux lâche (v. 24). Dans trois d’entre elles (les trois dernières), Baudelaire s’adresse à l’homme en général, à l’homme qui gaspille généreusement le temps (prodigue) au "mortel" qui traite légèrement la fuite du temps, le "vieux lâche" qui n’a pas eu le courage de profiter du temps …
2.1.3. Les appositions
       1 Horloge ! dieu sinistre …
       22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
       23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! ),

Ces trois appositions constituent des métaphores ; nous verrons par la suite à quel type elles appartiennent et quel est leur sens. Mais signalons la construction un peu particulière de la première et de la troisième appositions. Normalement les appositions sont encadrées par des virgules. Ici, un point d’exclamation et des parenthèses séparent les appositions des groupes nominaux auxquels elles sont apposées, ce qui rend un peu plus difficile leur détection.
2.1.4. Les inversions
Mis à part l’inversion du sujet qu’on relève dans le dernier quatrain:
       21 Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
et qui est une inversion normale car la proposition commence par un adverbe de  temps (antôt), on peut signaler l’inversion du complément du participe "accordé":
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délire
       À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Il fallait dire: "un morceau du délice accordé à chaque homme pour toute sa saison".
2.1.5. Les ellipses
En fait, on tombe sur deux ellipses, mais elles ne contribuent pas vraiment à obscurcir la syntaxe du poème et il n’est pas difficile de rétablir les éléments elliptiques.
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
         Se planteront bientôt comme [ les flèches se plantent ] dans une cible ;

       5 Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
         Ainsi qu’une sylphide [ fuit ] au fond de la coulisse ;

Pour clore cette lecture syntaxique du poème, on peut signaler un phénomène qui ne manque pas d’arrêter les lecteurs.
Il s’agit de placer des groupes nominaux ou des adverbes qui jouent normalement le rôle de compléments circonstanciels de temps comme des sujets ou en position de sujets (ou même d’attributs du sujet):

       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
       11 D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

2.2. La lecture rhétorico-sémantique du poème
2.2.1. Les métaphores
Nous allons commencer par les métaphores filées ou prolongées.
Il s’agit de métaphores formées de plus d’un mot appartenant au même champ lexical ou à la même idée.
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
L’instant est un monstre qui nous arrache une partie du délice qui nous est accordé pour notre vie.

       10 -     Rapide avec sa voix
             D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
               Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

C’est l’insecte qui a une trompe avec laquelle il pompe le sang de l’homme. Baudelaire parle de la voix d’insecte pour évoquer le bruit particulier que produit l’horloge. Il file la métaphore pour nous faire comprendre que le Temps prend peu à peu (pompe) la part de vie qu’il nous reste à vivre. Et cette action ressemble à celle d’un
insecte qui suce notre sang avec sa trompe immonde.
       14 (Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Le gosier est le » siège de la voix « et cette voix parle toutes les langues, ce qui revient à dire que tous les hommes, tous les peuples, comprennent le langage de l’horloge ou du temps. Pourquoi le gosier est "de métal"? Car le bruit de l’horloge est un bruit métallique (qui ressemble aussi à celui d’un insecte comme on l’a dit plus haut).
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
           Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or!

Les minutes ressemblent à une substance qui entoure un minerai, une pierre précieuse. On doit en tirer la partie précieuse, autrement dit, il faut profiter des minutes jusqu’au bout, savoir en extraire le "délice", les moments de bonheur qu’elles cachent.

       17 Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
           Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,

Baudelaire identifie le Temps à une personne qui joue à des jeux d’argent, qui a la passion du jeu et du gain (avide). Son adversaire est l’homme, qui est toujours perdant: il perd sa vie, les moments qui lui sont accordés. Le Temps n’a pas besoin de "tricher" au jeu: il est toujours gagnant et à chaque partie (à tout coup).
Les autres métaphores sont surtout nominales. Elles relèvent de deux types: les métaphores nominales in praesentia (dans la présence) et les métaphores nominales inabsentia (dans l’absence).
Dans le premier type, le terme propre et le terme figuré sont tous deux présents dans la phrase (d’où leur nom in praesentia). Il comprend trois sous-types:

a) Tp est Tf: entre le terme propre et le terme figuré il y a le verbe être ou un verbe équivalent. Exemple tiré de ce poème:
       Les minutes sont des gangues …
b) Tp, Tf: le terme figuré est apposé au terme propre.
c) Tf de Tp: entre le terme figuré et le terme propre il y a la préposition de.
       Exemple:
           La roue du temps tourne.
Certaines des métaphores du poème ont déjà été analysées dans le cadre des métaphores filées (Exemple: Les minutes sont des gangues…) Nous n’y reviendrons pas. Reste à parler de trois métaphores nominales inpraesentia appartenant au sans-type b) Tp, Tf
La première caractérise le premier vers:
       1 Horloge ! dieu sinistre …
Le mot "dieu" est mis en apposition à "Horloge" (voir plus haut les "appositions") . L’Horloge est un dieu dans la mesure où ses décisions sont aussi irrévocables que celles d’un dieu. On ne peut pas contredire ou réfuter ses indications, les indications de temps qu’elle donne.
Les deux autres se retrouvent dans le dernier quatrain:
22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
            Tp                    Tf
23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! )
            Tp                      Tf

La première assimile la Vertu à une épouse encore vierge, car celle-là, c’est-à-dire la Vertu, n’a pas été utilisée comme une épouse dont le mariage n’a pas été "consommé". L’épouse n’a pas été "utilisée", comme la Vertu.
La deuxième identifie le Repentir à une auberge: à la fin de sa vie, l’homme se réfugie dans le repentir, dans les lieux de culte, qui deviennent ainsi la dernière auberge, le dernier refuge.
Le reste des métaphores nominales relève des métaphores in absentia: le terme propre est absent ; le terme figuré, métaphorique est présent.
Le nom "doigt" au vers 2:
       Dont le doigt nous menace et nous dit …
est métaphorique. Il est vrai qu’on menace avec le doigt, mais dans le cas de l’horloge, il s’agit de l’aiguille ou des aiguilles qui marquent l’heure et qui nous rappellent que le temps passe vite, que notre vie devient de plus en plus courte.
Au vers 13:
       Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
le nom "prodigue" n’est pas pris dans le sens (propre) de "qui fait des dépenses excessives, qui dilapide son bien" (le Robert). Il signifie ici "qui gaspille le temps, qui dilapide sa vie".
Le nom "gouffre"
       20 Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
désigne dans ce vers le Néant, la mort ; c’est la mort qui veut toujours de nouvelles victimes, qui a toujours soif, locution verbale, qui est, elle aussi, métaphorique.
Le dernier vers comporte aussi une métaphore nominale. En effet, le lâche dont il s’agit dans ce vers,

       30 Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche, il est trop tard !»
n’est pas la personne qui manque de courage devant le danger ; c’est l’homme qui n’a pas eu le "courage" de profiter du temps, de profiter de la vie.
Sont également métaphoriques les deux noms: "jour" et "nuit" au vers 19:
       Le jour décroît, la nuit augmente ; souviens-toi!
Le premier renvoie à la vie, à l’espoir ; le second, à la mort et au désespoir.

"L’ Horloge" compte aussi quelques métaphores verbales. Ainsi le v. se planteront dans le premier quatrain:
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
          se planteront bientôt comme dans une cible ;

signifie "toucheront profondément en faisant beaucoup de mal" comme les flèches se plantent dans une cible.
Au vers 5:
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Le v. "fuira" est pris au sens métaphorique de "disparaîtra rapidement".
De même, le v. chuchote au vers 10 dénote l’action de faire comprendre d’une manière subreptice un fait caché:
       9 Trois mille six cents fois par heure, la Seconde chuchote: Souviens-toi ! …
On peut signaler enfin quelques métaphores adjectivales comme folâtre au vers 15.
       Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Il ne signifie pas ici "qui aime à plaisanter, à jouer". Il signifie plutôt "qui n’est pas sérieux, qui ne prend pas les choses (ici notamment la question du temps) au sérieux".
Vaporeux au vers 5 est lui aussi métaphorique ; il a à peu près le même sens que la métaphore verbale fuira "qui disparaît rapidement".
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
2.2.2. Les autres figures de sens
Les autres figures ne posent pas vraiment de problème au niveau du sens, à l’exception peut-être de deux mots qu’on peut considérer comme des synecdoques (la partie pour le tout): il s’agit de "Maintenant" et d’ "Autrefois" (v. 11), qui représentent le temps présent et le temps passé lointain: le temps passe tellement vite que le présent se transforme très rapidement en passé lointain.
On peut évoquer enfin une métonymie (celle de l’instrument) "La clepsydre se vide" v. 20. On a utilisé l’instrument avec lequel on mesure le temps (la clepsydre) pour le temps lui-même.
Il en est d’ailleurs ainsi de l’horloge qui représente le temps bien plus qu’un appareil servant à le mesurer.

Une fois les obscurités du poème levées, une nouvelle lecture du poème montre qu’il s’agit de l’une des oeuvres les plus captivantes de Baudelaire. Il ne serait même pas exagéré de dire que c’est l’un des joyaux non seulement du poète, mais aussi de la littérature française en général .

Analyse de « L’Horloge » de Baudelaire

photo de Dr Georges Damien Faculté des Lettres Université LibanaiseAnalyse de « L’Horloge » de Baudelaire

 

 

 

1-Mise au point théorique
La lecture des poèmes n’est pas toujours facile; on peut même dire que les poèmes sont souvent difficiles à comprendre.Cette difficulté tient à deux facteurs: une syntaxe un peu alambiquée et des figures de style qui ne livrent pas facilement leur sens. On peut donc parler de deux sortes d’obscurités: des obscurités syntaxiques et des obscurités rhétorico-sémantiques, c’est-à-dire les obscurités des figures de style se rapportant au sens  comme les métaphores, les métonymies, les allégories, etc.
Les obscurités syntaxiques sont dues aux phénomènes suivants: les appositions qu’on peut parfois confondre avec les apostrophes, les disjonctions, les inversions, les ellipses et les constructions emphatiques. La plupart de ces phénomènes sont connus à l’exception peut-être de deux: les disjonctions et les constructions emphatiques. A vrai dire, on connaît bien le premier, mais peut-être sous un autre nom. Il s’agit d’arrêter le cours normal d’une phrase pour y insérer une proposition ou un groupe nominal ou verbal séparant ainsi le verbe de son sujet ou le verbe de son complément d’objet … On a appelé ce phénomène disjonction, car il disjoint des mots ou des groupes qui sont normalement très soudés, étroitement unis.
Le deuxième phénomène consiste à annoncer, par un pronom, un groupe nominal relégué par la suite à la fin d’une phrase ou bien de reprendre, toujours par un pronom, un groupe nominal placé au début de la phrase. Ce double procédé est appelé en linguistique cataphore et anaphore.
                Exemple tiré d’un poème de Baudelaire:
                Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
                 Mon esprit les retrouve en lui …
                                                                                                        ( « Obsession », Les Fleurs du Mal )


Concernant l’apposition, il s’agit surtout de la juxtaposition d’un nom ou d’un groupe nominal et d’un autre nom ou groupe nominal se référant au même individu, au même animal, à la même chose …
              Ex.: François Hollande, le Président de la République française, a visité le Liban.
                     Yeux, lacs où je baigne ma tristesse …


Parfois, une apposition ressemble tellement à l’apostrophe qu’on peut facilement prendre l’une pour l’autre. Ainsi dans le poème que nous allons analyser, "mortel folâtre", est une apostrophe:
                     Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues …

Dans un texte aussi imagé que le poème, on peut lire ce groupe nominal comme une apposition à "minutes", surtout qu’il est séparé de ce nom par des virgules (comme l’est d’ailleurs l’apostrophe). Mais le sens global du poème et celui du groupe lui-même, exige la lecture du groupe comme étant une apostrophe ….

Les obscurités rhétorico-sémantiques sont surtout dues aux métaphores, aux métonymies et synecdoques et autres figures de sens dans la mesure où celles-ci comportent ou supposent ce qu’on appelle des "transferts de sens".

Pour rendre la lecture d’un poème plus claire, il faut relever ces transferts et en expliquer le fonctionnement ou la valeur.


       2. Application: l’analyse du poème L’Horloge


Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: « Souviens-toi !»
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
( Mon gosier de métal parle toutes les langues. )
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même ( oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

2.1. La lecture syntaxique du poème
2.1.1. Les disjonctions

Les disjonctions du poème ne sont pas nombreuses et sont assez courtes.
Elles séparent le verbe de son sujet:
3 Les vibrantes douleurs – dans ton coeur plein d’effroi – Se planteront bientôt …
15 Les minutes––, mortel folâtre,–– sont des gangues …

2.1.2. Les apostrophes
Elles sont au nombre de quatre: Horloge ! (v. 1), prodigue (v. 13), mortel folâtre (v. 15), vieux lâche (v. 24). Dans trois d’entre elles (les trois dernières), Baudelaire s’adresse à l’homme en général, à l’homme qui gaspille généreusement le temps (prodigue) au "mortel" qui traite légèrement la fuite du temps, le "vieux lâche" qui n’a pas eu le courage de profiter du temps …
2.1.3. Les appositions
       1 Horloge ! dieu sinistre …
       22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
       23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! ),

Ces trois appositions constituent des métaphores ; nous verrons par la suite à quel type elles appartiennent et quel est leur sens. Mais signalons la construction un peu particulière de la première et de la troisième appositions. Normalement les appositions sont encadrées par des virgules. Ici, un point d’exclamation et des parenthèses séparent les appositions des groupes nominaux auxquels elles sont apposées, ce qui rend un peu plus difficile leur détection.
2.1.4. Les inversions
Mis à part l’inversion du sujet qu’on relève dans le dernier quatrain:
       21 Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
et qui est une inversion normale car la proposition commence par un adverbe de  temps (antôt), on peut signaler l’inversion du complément du participe "accordé":
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délire
       À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Il fallait dire: "un morceau du délice accordé à chaque homme pour toute sa saison".
2.1.5. Les ellipses
En fait, on tombe sur deux ellipses, mais elles ne contribuent pas vraiment à obscurcir la syntaxe du poème et il n’est pas difficile de rétablir les éléments elliptiques.
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
         Se planteront bientôt comme [ les flèches se plantent ] dans une cible ;

       5 Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
         Ainsi qu’une sylphide [ fuit ] au fond de la coulisse ;

Pour clore cette lecture syntaxique du poème, on peut signaler un phénomène qui ne manque pas d’arrêter les lecteurs.
Il s’agit de placer des groupes nominaux ou des adverbes qui jouent normalement le rôle de compléments circonstanciels de temps comme des sujets ou en position de sujets (ou même d’attributs du sujet):

       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
       11 D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

2.2. La lecture rhétorico-sémantique du poème
2.2.1. Les métaphores
Nous allons commencer par les métaphores filées ou prolongées.
Il s’agit de métaphores formées de plus d’un mot appartenant au même champ lexical ou à la même idée.
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
L’instant est un monstre qui nous arrache une partie du délice qui nous est accordé pour notre vie.

       10 -     Rapide avec sa voix
             D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
               Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

C’est l’insecte qui a une trompe avec laquelle il pompe le sang de l’homme. Baudelaire parle de la voix d’insecte pour évoquer le bruit particulier que produit l’horloge. Il file la métaphore pour nous faire comprendre que le Temps prend peu à peu (pompe) la part de vie qu’il nous reste à vivre. Et cette action ressemble à celle d’un
insecte qui suce notre sang avec sa trompe immonde.
       14 (Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Le gosier est le » siège de la voix « et cette voix parle toutes les langues, ce qui revient à dire que tous les hommes, tous les peuples, comprennent le langage de l’horloge ou du temps. Pourquoi le gosier est "de métal"? Car le bruit de l’horloge est un bruit métallique (qui ressemble aussi à celui d’un insecte comme on l’a dit plus haut).
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
           Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or!

Les minutes ressemblent à une substance qui entoure un minerai, une pierre précieuse. On doit en tirer la partie précieuse, autrement dit, il faut profiter des minutes jusqu’au bout, savoir en extraire le "délice", les moments de bonheur qu’elles cachent.

       17 Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
           Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,

Baudelaire identifie le Temps à une personne qui joue à des jeux d’argent, qui a la passion du jeu et du gain (avide). Son adversaire est l’homme, qui est toujours perdant: il perd sa vie, les moments qui lui sont accordés. Le Temps n’a pas besoin de "tricher" au jeu: il est toujours gagnant et à chaque partie (à tout coup).
Les autres métaphores sont surtout nominales. Elles relèvent de deux types: les métaphores nominales in praesentia (dans la présence) et les métaphores nominales inabsentia (dans l’absence).
Dans le premier type, le terme propre et le terme figuré sont tous deux présents dans la phrase (d’où leur nom in praesentia). Il comprend trois sous-types:

a) Tp est Tf: entre le terme propre et le terme figuré il y a le verbe être ou un verbe équivalent. Exemple tiré de ce poème:
       Les minutes sont des gangues …
b) Tp, Tf: le terme figuré est apposé au terme propre.
c) Tf de Tp: entre le terme figuré et le terme propre il y a la préposition de.
       Exemple:
           La roue du temps tourne.
Certaines des métaphores du poème ont déjà été analysées dans le cadre des métaphores filées (Exemple: Les minutes sont des gangues…) Nous n’y reviendrons pas. Reste à parler de trois métaphores nominales inpraesentia appartenant au sans-type b) Tp, Tf
La première caractérise le premier vers:
       1 Horloge ! dieu sinistre …
Le mot "dieu" est mis en apposition à "Horloge" (voir plus haut les "appositions") . L’Horloge est un dieu dans la mesure où ses décisions sont aussi irrévocables que celles d’un dieu. On ne peut pas contredire ou réfuter ses indications, les indications de temps qu’elle donne.
Les deux autres se retrouvent dans le dernier quatrain:
22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
            Tp                    Tf
23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! )
            Tp                      Tf

La première assimile la Vertu à une épouse encore vierge, car celle-là, c’est-à-dire la Vertu, n’a pas été utilisée comme une épouse dont le mariage n’a pas été "consommé". L’épouse n’a pas été "utilisée", comme la Vertu.
La deuxième identifie le Repentir à une auberge: à la fin de sa vie, l’homme se réfugie dans le repentir, dans les lieux de culte, qui deviennent ainsi la dernière auberge, le dernier refuge.
Le reste des métaphores nominales relève des métaphores in absentia: le terme propre est absent ; le terme figuré, métaphorique est présent.
Le nom "doigt" au vers 2:
       Dont le doigt nous menace et nous dit …
est métaphorique. Il est vrai qu’on menace avec le doigt, mais dans le cas de l’horloge, il s’agit de l’aiguille ou des aiguilles qui marquent l’heure et qui nous rappellent que le temps passe vite, que notre vie devient de plus en plus courte.
Au vers 13:
       Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
le nom "prodigue" n’est pas pris dans le sens (propre) de "qui fait des dépenses excessives, qui dilapide son bien" (le Robert). Il signifie ici "qui gaspille le temps, qui dilapide sa vie".
Le nom "gouffre"
       20 Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
désigne dans ce vers le Néant, la mort ; c’est la mort qui veut toujours de nouvelles victimes, qui a toujours soif, locution verbale, qui est, elle aussi, métaphorique.
Le dernier vers comporte aussi une métaphore nominale. En effet, le lâche dont il s’agit dans ce vers,

       30 Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche, il est trop tard !»
n’est pas la personne qui manque de courage devant le danger ; c’est l’homme qui n’a pas eu le "courage" de profiter du temps, de profiter de la vie.
Sont également métaphoriques les deux noms: "jour" et "nuit" au vers 19:
       Le jour décroît, la nuit augmente ; souviens-toi!
Le premier renvoie à la vie, à l’espoir ; le second, à la mort et au désespoir.

"L’ Horloge" compte aussi quelques métaphores verbales. Ainsi le v. se planteront dans le premier quatrain:
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
          se planteront bientôt comme dans une cible ;

signifie "toucheront profondément en faisant beaucoup de mal" comme les flèches se plantent dans une cible.
Au vers 5:
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Le v. "fuira" est pris au sens métaphorique de "disparaîtra rapidement".
De même, le v. chuchote au vers 10 dénote l’action de faire comprendre d’une manière subreptice un fait caché:
       9 Trois mille six cents fois par heure, la Seconde chuchote: Souviens-toi ! …
On peut signaler enfin quelques métaphores adjectivales comme folâtre au vers 15.
       Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Il ne signifie pas ici "qui aime à plaisanter, à jouer". Il signifie plutôt "qui n’est pas sérieux, qui ne prend pas les choses (ici notamment la question du temps) au sérieux".
Vaporeux au vers 5 est lui aussi métaphorique ; il a à peu près le même sens que la métaphore verbale fuira "qui disparaît rapidement".
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
2.2.2. Les autres figures de sens
Les autres figures ne posent pas vraiment de problème au niveau du sens, à l’exception peut-être de deux mots qu’on peut considérer comme des synecdoques (la partie pour le tout): il s’agit de "Maintenant" et d’ "Autrefois" (v. 11), qui représentent le temps présent et le temps passé lointain: le temps passe tellement vite que le présent se transforme très rapidement en passé lointain.
On peut évoquer enfin une métonymie (celle de l’instrument) "La clepsydre se vide" v. 20. On a utilisé l’instrument avec lequel on mesure le temps (la clepsydre) pour le temps lui-même.
Il en est d’ailleurs ainsi de l’horloge qui représente le temps bien plus qu’un appareil servant à le mesurer.

Une fois les obscurités du poème levées, une nouvelle lecture du poème montre qu’il s’agit de l’une des oeuvres les plus captivantes de Baudelaire. Il ne serait même pas exagéré de dire que c’est l’un des joyaux non seulement du poète, mais aussi de la littérature française en général .

Analyse de « L’Horloge » de Baudelaire

photo de Dr Georges Damien Faculté des Lettres Université LibanaiseAnalyse de « L’Horloge » de Baudelaire

 

 

 

1-Mise au point théorique
La lecture des poèmes n’est pas toujours facile; on peut même dire que les poèmes sont souvent difficiles à comprendre.Cette difficulté tient à deux facteurs: une syntaxe un peu alambiquée et des figures de style qui ne livrent pas facilement leur sens. On peut donc parler de deux sortes d’obscurités: des obscurités syntaxiques et des obscurités rhétorico-sémantiques, c’est-à-dire les obscurités des figures de style se rapportant au sens  comme les métaphores, les métonymies, les allégories, etc.
Les obscurités syntaxiques sont dues aux phénomènes suivants: les appositions qu’on peut parfois confondre avec les apostrophes, les disjonctions, les inversions, les ellipses et les constructions emphatiques. La plupart de ces phénomènes sont connus à l’exception peut-être de deux: les disjonctions et les constructions emphatiques. A vrai dire, on connaît bien le premier, mais peut-être sous un autre nom. Il s’agit d’arrêter le cours normal d’une phrase pour y insérer une proposition ou un groupe nominal ou verbal séparant ainsi le verbe de son sujet ou le verbe de son complément d’objet … On a appelé ce phénomène disjonction, car il disjoint des mots ou des groupes qui sont normalement très soudés, étroitement unis.
Le deuxième phénomène consiste à annoncer, par un pronom, un groupe nominal relégué par la suite à la fin d’une phrase ou bien de reprendre, toujours par un pronom, un groupe nominal placé au début de la phrase. Ce double procédé est appelé en linguistique cataphore et anaphore.
                Exemple tiré d’un poème de Baudelaire:
                Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
                 Mon esprit les retrouve en lui …
                                                                                                        ( « Obsession », Les Fleurs du Mal )


Concernant l’apposition, il s’agit surtout de la juxtaposition d’un nom ou d’un groupe nominal et d’un autre nom ou groupe nominal se référant au même individu, au même animal, à la même chose …
              Ex.: François Hollande, le Président de la République française, a visité le Liban.
                     Yeux, lacs où je baigne ma tristesse …


Parfois, une apposition ressemble tellement à l’apostrophe qu’on peut facilement prendre l’une pour l’autre. Ainsi dans le poème que nous allons analyser, "mortel folâtre", est une apostrophe:
                     Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues …

Dans un texte aussi imagé que le poème, on peut lire ce groupe nominal comme une apposition à "minutes", surtout qu’il est séparé de ce nom par des virgules (comme l’est d’ailleurs l’apostrophe). Mais le sens global du poème et celui du groupe lui-même, exige la lecture du groupe comme étant une apostrophe ….

Les obscurités rhétorico-sémantiques sont surtout dues aux métaphores, aux métonymies et synecdoques et autres figures de sens dans la mesure où celles-ci comportent ou supposent ce qu’on appelle des "transferts de sens".

Pour rendre la lecture d’un poème plus claire, il faut relever ces transferts et en expliquer le fonctionnement ou la valeur.


       2. Application: l’analyse du poème L’Horloge


Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: « Souviens-toi !»
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
( Mon gosier de métal parle toutes les langues. )
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même ( oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

2.1. La lecture syntaxique du poème
2.1.1. Les disjonctions

Les disjonctions du poème ne sont pas nombreuses et sont assez courtes.
Elles séparent le verbe de son sujet:
3 Les vibrantes douleurs – dans ton coeur plein d’effroi – Se planteront bientôt …
15 Les minutes––, mortel folâtre,–– sont des gangues …

2.1.2. Les apostrophes
Elles sont au nombre de quatre: Horloge ! (v. 1), prodigue (v. 13), mortel folâtre (v. 15), vieux lâche (v. 24). Dans trois d’entre elles (les trois dernières), Baudelaire s’adresse à l’homme en général, à l’homme qui gaspille généreusement le temps (prodigue) au "mortel" qui traite légèrement la fuite du temps, le "vieux lâche" qui n’a pas eu le courage de profiter du temps …
2.1.3. Les appositions
       1 Horloge ! dieu sinistre …
       22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
       23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! ),

Ces trois appositions constituent des métaphores ; nous verrons par la suite à quel type elles appartiennent et quel est leur sens. Mais signalons la construction un peu particulière de la première et de la troisième appositions. Normalement les appositions sont encadrées par des virgules. Ici, un point d’exclamation et des parenthèses séparent les appositions des groupes nominaux auxquels elles sont apposées, ce qui rend un peu plus difficile leur détection.
2.1.4. Les inversions
Mis à part l’inversion du sujet qu’on relève dans le dernier quatrain:
       21 Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
et qui est une inversion normale car la proposition commence par un adverbe de  temps (antôt), on peut signaler l’inversion du complément du participe "accordé":
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délire
       À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Il fallait dire: "un morceau du délice accordé à chaque homme pour toute sa saison".
2.1.5. Les ellipses
En fait, on tombe sur deux ellipses, mais elles ne contribuent pas vraiment à obscurcir la syntaxe du poème et il n’est pas difficile de rétablir les éléments elliptiques.
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
         Se planteront bientôt comme [ les flèches se plantent ] dans une cible ;

       5 Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
         Ainsi qu’une sylphide [ fuit ] au fond de la coulisse ;

Pour clore cette lecture syntaxique du poème, on peut signaler un phénomène qui ne manque pas d’arrêter les lecteurs.
Il s’agit de placer des groupes nominaux ou des adverbes qui jouent normalement le rôle de compléments circonstanciels de temps comme des sujets ou en position de sujets (ou même d’attributs du sujet):

       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
       11 D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

2.2. La lecture rhétorico-sémantique du poème
2.2.1. Les métaphores
Nous allons commencer par les métaphores filées ou prolongées.
Il s’agit de métaphores formées de plus d’un mot appartenant au même champ lexical ou à la même idée.
       7 Chaque instant te dévore un morceau du délice
L’instant est un monstre qui nous arrache une partie du délice qui nous est accordé pour notre vie.

       10 -     Rapide avec sa voix
             D’insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
               Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

C’est l’insecte qui a une trompe avec laquelle il pompe le sang de l’homme. Baudelaire parle de la voix d’insecte pour évoquer le bruit particulier que produit l’horloge. Il file la métaphore pour nous faire comprendre que le Temps prend peu à peu (pompe) la part de vie qu’il nous reste à vivre. Et cette action ressemble à celle d’un
insecte qui suce notre sang avec sa trompe immonde.
       14 (Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Le gosier est le » siège de la voix « et cette voix parle toutes les langues, ce qui revient à dire que tous les hommes, tous les peuples, comprennent le langage de l’horloge ou du temps. Pourquoi le gosier est "de métal"? Car le bruit de l’horloge est un bruit métallique (qui ressemble aussi à celui d’un insecte comme on l’a dit plus haut).
       15 Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
           Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or!

Les minutes ressemblent à une substance qui entoure un minerai, une pierre précieuse. On doit en tirer la partie précieuse, autrement dit, il faut profiter des minutes jusqu’au bout, savoir en extraire le "délice", les moments de bonheur qu’elles cachent.

       17 Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
           Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,

Baudelaire identifie le Temps à une personne qui joue à des jeux d’argent, qui a la passion du jeu et du gain (avide). Son adversaire est l’homme, qui est toujours perdant: il perd sa vie, les moments qui lui sont accordés. Le Temps n’a pas besoin de "tricher" au jeu: il est toujours gagnant et à chaque partie (à tout coup).
Les autres métaphores sont surtout nominales. Elles relèvent de deux types: les métaphores nominales in praesentia (dans la présence) et les métaphores nominales inabsentia (dans l’absence).
Dans le premier type, le terme propre et le terme figuré sont tous deux présents dans la phrase (d’où leur nom in praesentia). Il comprend trois sous-types:

a) Tp est Tf: entre le terme propre et le terme figuré il y a le verbe être ou un verbe équivalent. Exemple tiré de ce poème:
       Les minutes sont des gangues …
b) Tp, Tf: le terme figuré est apposé au terme propre.
c) Tf de Tp: entre le terme figuré et le terme propre il y a la préposition de.
       Exemple:
           La roue du temps tourne.
Certaines des métaphores du poème ont déjà été analysées dans le cadre des métaphores filées (Exemple: Les minutes sont des gangues…) Nous n’y reviendrons pas. Reste à parler de trois métaphores nominales inpraesentia appartenant au sans-type b) Tp, Tf
La première caractérise le premier vers:
       1 Horloge ! dieu sinistre …
Le mot "dieu" est mis en apposition à "Horloge" (voir plus haut les "appositions") . L’Horloge est un dieu dans la mesure où ses décisions sont aussi irrévocables que celles d’un dieu. On ne peut pas contredire ou réfuter ses indications, les indications de temps qu’elle donne.
Les deux autres se retrouvent dans le dernier quatrain:
22 Où l’auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
            Tp                    Tf
23 Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge ! )
            Tp                      Tf

La première assimile la Vertu à une épouse encore vierge, car celle-là, c’est-à-dire la Vertu, n’a pas été utilisée comme une épouse dont le mariage n’a pas été "consommé". L’épouse n’a pas été "utilisée", comme la Vertu.
La deuxième identifie le Repentir à une auberge: à la fin de sa vie, l’homme se réfugie dans le repentir, dans les lieux de culte, qui deviennent ainsi la dernière auberge, le dernier refuge.
Le reste des métaphores nominales relève des métaphores in absentia: le terme propre est absent ; le terme figuré, métaphorique est présent.
Le nom "doigt" au vers 2:
       Dont le doigt nous menace et nous dit …
est métaphorique. Il est vrai qu’on menace avec le doigt, mais dans le cas de l’horloge, il s’agit de l’aiguille ou des aiguilles qui marquent l’heure et qui nous rappellent que le temps passe vite, que notre vie devient de plus en plus courte.
Au vers 13:
       Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
le nom "prodigue" n’est pas pris dans le sens (propre) de "qui fait des dépenses excessives, qui dilapide son bien" (le Robert). Il signifie ici "qui gaspille le temps, qui dilapide sa vie".
Le nom "gouffre"
       20 Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
désigne dans ce vers le Néant, la mort ; c’est la mort qui veut toujours de nouvelles victimes, qui a toujours soif, locution verbale, qui est, elle aussi, métaphorique.
Le dernier vers comporte aussi une métaphore nominale. En effet, le lâche dont il s’agit dans ce vers,

       30 Où tout te dira: « Meurs, vieux lâche, il est trop tard !»
n’est pas la personne qui manque de courage devant le danger ; c’est l’homme qui n’a pas eu le "courage" de profiter du temps, de profiter de la vie.
Sont également métaphoriques les deux noms: "jour" et "nuit" au vers 19:
       Le jour décroît, la nuit augmente ; souviens-toi!
Le premier renvoie à la vie, à l’espoir ; le second, à la mort et au désespoir.

"L’ Horloge" compte aussi quelques métaphores verbales. Ainsi le v. se planteront dans le premier quatrain:
       3 Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
          se planteront bientôt comme dans une cible ;

signifie "toucheront profondément en faisant beaucoup de mal" comme les flèches se plantent dans une cible.
Au vers 5:
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Le v. "fuira" est pris au sens métaphorique de "disparaîtra rapidement".
De même, le v. chuchote au vers 10 dénote l’action de faire comprendre d’une manière subreptice un fait caché:
       9 Trois mille six cents fois par heure, la Seconde chuchote: Souviens-toi ! …
On peut signaler enfin quelques métaphores adjectivales comme folâtre au vers 15.
       Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Il ne signifie pas ici "qui aime à plaisanter, à jouer". Il signifie plutôt "qui n’est pas sérieux, qui ne prend pas les choses (ici notamment la question du temps) au sérieux".
Vaporeux au vers 5 est lui aussi métaphorique ; il a à peu près le même sens que la métaphore verbale fuira "qui disparaît rapidement".
       Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
2.2.2. Les autres figures de sens
Les autres figures ne posent pas vraiment de problème au niveau du sens, à l’exception peut-être de deux mots qu’on peut considérer comme des synecdoques (la partie pour le tout): il s’agit de "Maintenant" et d’ "Autrefois" (v. 11), qui représentent le temps présent et le temps passé lointain: le temps passe tellement vite que le présent se transforme très rapidement en passé lointain.
On peut évoquer enfin une métonymie (celle de l’instrument) "La clepsydre se vide" v. 20. On a utilisé l’instrument avec lequel on mesure le temps (la clepsydre) pour le temps lui-même.
Il en est d’ailleurs ainsi de l’horloge qui représente le temps bien plus qu’un appareil servant à le mesurer.

Une fois les obscurités du poème levées, une nouvelle lecture du poème montre qu’il s’agit de l’une des oeuvres les plus captivantes de Baudelaire. Il ne serait même pas exagéré de dire que c’est l’un des joyaux non seulement du poète, mais aussi de la littérature française en général .